Chap 9
Quant à Concept, c’est le bouquet. Il se comporte envers elle comme un roquet qui aboie dès qu’il l’aperçoit et veut lui mordre les mollets. Et dès qu’elle s’éloigne, il jappe d’importance, puis se met à renifler d’ennui, enfin s’élance à sa poursuite en aboyant bien haut qu’elle ne peut se passer de lui, qu’il est de son devoir de la surveiller pour la protéger, à moins que dans son émoi, il ne s’embrouille et affirme qu’il la protège afin de pouvoir mieux la surveiller.
C’est ainsi qu’il se comporte en toutes circonstances, fidèle à son incohérence, capable dans sa passion de s’attaquer lui même, sourd à tout argument qu’il n’a pas concocté, frappé de sa marque, même s’il lui ressemble, surtout s’il lui ressemble, quand il vient d’autre part.
Concept vieillit mal, il se sclérose, il n’admet pas qu’on le dérange, il ne joue plus, il s’enferme en maugréant que le monde entier lui en veut.
A moins qu’il ne se reprenne, à moins qu’il ne se métamorphose. Alors, c’est le miracle, tout le monde l’invite, lui demande son appui, c’est le roi de la fête. Mais c’est un roi débonnaire, qui danse avec Intuition, Mnémosyne et avec Affectivité, qui entraîne Intellect et Technicologon dans la ronde, qui est méconnaissable, tant il se dépasse et se renouvelle dans la créativité, tout en courage et en souplesse.
Il lui est nécessaire d’ailleurs d’être jeune, car de nos jours, sa tâche s’est considérablement alourdie. La complexité toujours croissante de ses activités exige une force de résilience, une vitalité musclée, un enthousiasme de fécondité, un appétit de lutte et de conquête jusqu’à présent inégalés.
Bien sûr, il est aussi vieux que l’humanité. Plus exactement, c’est son premier avatar qui a enregistré officiellement l’humanité.
Il est essentiel de saisir cette différence : le concept en sa version primitive a présidé à l’apparition de l’humanité, ce n’est pas lui qui l’a constituée.
L’avènement de l’humain s’est réalisé le jour où le poète a inventé le mot, le son, le signe qui le portait face au secret de la terre et par cet acte, installait un monde. Jusqu’alors, il n’y avait pas de monde. Pour se nourrir et se reproduire, il existait comme les animaux qui vivent le corps d’un flux réparti dans des lieux. Un territoire n’est pas un monde. Pour éprouver la différence, il suffit d’observer un chat qui s’installe sur son coussin, tandis que l’enfant installe un monde en le dessinant de quelques cailloux.
Mais dès la naissance de la Forme qui est Esprit, de l’art, il s’est avéré utile d’en dresser le procès verbal. C’est ainsi que Concept est sorti du limon de la terre pour prendre faction près de l’œuvre et puis se dépêcher en courrier aux autres hommes afin qu’ils communient de l’œuvre.
Chemin faisant, dans l’histoire, il s’est chargé de tant de messages, il était partout attendu avec tant d’impatience et si bien accueilli par le désir, qu’il s’est arrogé le titre de facteur. Il a confondu l’acte de porter avec celui de faire. Et son rôle d’intendant, il l’a pris tellement à cœur, que se considérant à juste titre factotum, il s’est pris aussi pour le maître des lieux.
Je suis le sel de la terre, proclame-t-il, en gonflant le thorax et en étendant le plus possible ses bras de jeune premier campé sur l’avant-scène afin de minimiser au maximum l’importance des autres rôles.
-Malheureux, qu’adviendrait-il de toi si les autres, que tu toises de si haut, disparaissaient vraiment pour te laisser seul sur le champ ?
Pendant qu’il se demande si telle situation serait pour lui bonheur ou désastre, profitons-en pour tricoter quelques images.
Les facultés humaines s’ordonnent dans l’histoire comme un orchestre. Toutes les voix des instruments sont nécessaires, elles contribuent toutes également à la production de la symphonie. Faites-en taire une seule, le morceau de musique changera de nature.
Elles n’ont cependant pas toutes la même importance ni le même ordre d’apparition. D’autre part, la qualité des sons dépend de celle de chaque musicien. Enfin, le jeu varie suivant le vouloir du chef d’orchestre.
Mais pour le jeu de la vie, cette image peut entraîner à commettre une grave erreur, car pour un orchestre la partition est donnée d’avance, même dans le cas d’œuvres récentes qui donnent des champs de latitude.
Jouons maintenant à cache-cache. Celui qui s’y colle est apparemment le plus actif puisqu’il court en tout sens mais cette activité est relative aux autres joueurs, les vrais acteurs, qui se sont cachés pour être trouvés.
La texture de l’événement est ici fonction d’une pluralité de joueurs et de leur inventivité à trouver de nouvelles cachettes. Il arrive cependant que la cachette ne laisse plus échapper celui qui s’y enferme.
Au jeu du chat perché, le danger est une composante de la règle : quitter son refuge, narguer le chat, risquer d’être touché. Mais la défaite est le prix du jeu, rester sans broncher sur son perchoir n’est pas très amusant.
Comme pour le chef d’orchestre, tous les regards sont dirigés vers le chat, il a un rôle déterminant, mais être chat n’est pas un poste prestigieux, c’est un gage.
Voilà bien la Raison dans tous ses états.
Concept ayant conclu qu’il s’ennuyait tout seul et que la vie n’avait plus de sens tant qu’il ne trouvait pas quelque chose à mettre au carré, s’approche en fronçant les sourcils devant ce spectacle éhonté : la raison sautant de son perchoir de chef d’orchestre pour courir pincer le premier violon ou, s’il s’esquive, la cymbale qui rêvassait dans les silences de sa partition, afin de se délivrer de son rôle de chat parce qu’elle veut aller se cacher pour jouir tout à son aise de l’angoisse et du plaisir d’être invisible et d’espérer qu’on la retrouve.
Concept espère bien, quant à lui, se faire entendre une bonne fois, crier Fixe et remettre tout ce beau monde à sa place.
Mais il ne parvient pas à faire ses comptes.
Dès qu’il parvient à épingler une créature et que, satisfait de lui-même, il s’acharne avec son mètre-ruban à en ligoter une autre, il veut ranger sa nouvelle proie dans son panier, mais à son grand désarroi, il constate que la première n’est plus là, quelque autre chose a pris sa place qui ne lui ressemble pas.
C’est ainsi que les phénomènes se conduisent dans tous les lieux et dans tous les temps : toutes les facultés se donnent la main mais en dansant forment de nouvelles figures qui leur modèlent d’autres visages assortis à différentes silhouettes.
La foi, la pensée, la connaissance ne sont pas les mêmes produits pour eux, pour nous, ici et là, hier et aujourd’hui.
Bien sûr, Concept, qui n’est pas trop regardant, hausse les épaules devant pareille chicanerie et piaille que la foi c’est la foi et la loi c’est la loi. D’autre part, il apprécie tellement ses petites affaires qu’il les collectionne avec avidité.
C’est ainsi que nous nous retrouvons dans la situation du client qui a subi le bagout persuasif d’un colporteur et s’en va content, chargé pour sa traversée du désert d’une paire de skis, d’un seau de toilette, d’une cage avec un perroquet, d’un arrosoir, de cannes de golf, d’un chapeau melon, d’un réveille-matin, d’un nœud papillon, sans parler de la laisse et du collier du chien, toutes choses fort intelligentes et utiles mais dont l’apparition fait ici l’office de l’encombrante révélation du cadavre dans le placard. Plus loin, Concept sévit encore et fait manger du savon à un bédouin qui avait déjà fait sa toilette avec du sable fin.
L’impétuosité irresponsable du concept à l’ère de la technique provoque les ravages de la globalisation de marché, comme il a provoqué l’horreur des persécutions religieuses à l’ère de la foi.
Comme d’ailleurs les agrégats conceptuels une fois créés ne se résolvent pas, les conséquences de leurs méfaits ne disparaissent pas avec l’ère qui les a vu naître et additionnent leur nuisance. Nous avons donc loisir aujourd’hui d’un spectacle varié : la prise de butin et sa brutalité antique se conjuguent avec l’intolérance aveugle des croisades et la puissance de la mécanisation qui apporte cette nouveauté que les vaincus ne sont plus utilisés comme esclaves, mais seulement exploités.
Concept, une fois emballé, ne s’embarrasse pas de considérations secondaires. S’il a concocté une nouvelle technique et conçu l’idée rentable d’un beau barrage, il ira l’installer sans plus de souci dans une vallée étroite au bout de laquelle repose une ville, au pied d’une montagne dont les soubassements rocheux tendent à glisser sous l’effet de l’eau.
Il lancera sur le marché mondial un fameux pesticide qui nettoie bien le sol et débarrasse les cultures de plantes qui contiennent entre autres vertus la vitamine E nécessaire à la santé des populations, comme ces piètres jardiniers dégoûtés par les vers qui aèrent leur terre.
Concept, bouffi de lui-même devient hydropique, éléphantiasique, écrase tout de sa masse gigantesque indifférente. Il est tellement énorme qu’il ne voit pas où il pose les pieds, qu’il ne s’excuse même plus quand il met les siens sur les vôtres. Il est si pataud, tellement encombré de sa personne qu’il fait de sa maladresse vertu et s’avance en criant Place ! Rien n’a plus droit ni justice que le pathos de son obésité.
Cependant, il ne faudrait pas conclure hâtivement de la criminalité de Concept et le faire seul responsable. Les nécessités dramatiques de personnification ont mis en scène les traits caractéristiques de cette faculté. Le drame a montré comment la raison qui manipule cette faculté avait suborné dans l’Histoire toutes les autres, même aux époques où l’une d’entre elles semblait mener la danse et donner le ton.
Cette subordination de toutes les facultés à la Raison était l’effort consenti pour que la volonté humaine assoie sa puissance sur un fondement de certitude.
Comme la conscience de l’enfant ne se différencie pas de sa mère et de son environnement, la conscience primitive se projetait par animisme dans le monde. L’Être se révélait dans la Nature. En prenant conscience de ses doigts et du pouvoir de sa main comme puissance autonome, l’enfant constitue son moi en affirmant cette nouvelle puissance contre l’autorité parentale. Il se sécurise en s’opposant à un fond de stabilité. L’essence de la technique a de même fait ses premiers pas en installant le fondement de l’être dans un monde suprasensible où veillait l’Autorité divine. La dualité du spirituel et du matériel a servi de base à la raison pour constituer ses valeurs.
Mais la maturation de la volonté, en accroissant sa puissance tirait à elle, sans même s’en rendre compte, la justice de cette autorité, s’appropriait la capacité normative de ses valeurs. L’affirmation pleine et entière de la volonté doit passer par le meurtre du père et l’assassinat de Dieu (la mort de l’art en étant l’épiphénomène).
Or, toutes ces mises à mort sont l’aboutissement logique du drame quand celui-ci repose sur la tension de la dualité. Quand Dieu est une représentation d’objet, la volonté qui veut croître et s’affirmer comme sujet n’a d’autre recours que de le nier pour occuper sa place.
En fait, l’effort humain a fait la chose la plus difficile.
Pour conquérir son être, il a fallu se différencier. Cela n’était possible qu’en se voilant les yeux, en se détournant de l’être pour matérialiser son énergie.
La conscience a proposé à la pensée de se chosifier pour y gagner la puissance d’une mainmise. Elle a consenti à subir l’angoisse de la séparation, de la coupure, de l’ablactation de la terre, du sevrage de l’Être, afin de constituer son existence, de statuer sur son identité, de s’affirmer identique à l’être.
Mais pour ce faire, l’être humain s’est détourné de l’Être.
Il s’est accouplé à sa propre créature, le concept de l’être, et ne s’est plus préoccupé que de sa progéniture, la myriade des petits concepts qui tous prétendent au trône, qui tous se réclament de la filiation initiale, qui tous confient aux holocaustes la tâche d’imposer leur légitimité.
Il fallait bien courir ce risque, pour que l’être humain réalise son être.
Mais la Raison s’est acculée à une impasse : comme elle est dressée à ne considérer l’être que sous l’apparence de l’objet, elle proteste toujours qu’elle cherche l’être en voulant définir des qualités qui ne peuvent qu’inférer des entités d’objet.
Elle enlise son désir de connaissance et sa volonté technique dans un marasme affectif car elle demeure au stade du “mimi” et berce son angoisse avec l’objet fétiche du réel.
Pour accéder à l’Être, il faut se différencier en devenant sujet par le truchement de l’objet, mais il faut aussi se détacher de l’objet, sans quoi c’est le sujet qui devient objet.
IX
Le vert, le vorace et le dur aujourd’hui
mais le jeu en vaut bien la chandelle
et le pari sa mise,
tant plus que vulnérable
épiphanie merveille.
1974
Équilibre
L’équilibre résulte d’un conflit, c’est l’instable conciliation de forces différentes.
A l’origine, le mot montre l’image de deux plateaux d’une balance (bis – lanx) chargés du même poids (aequus – libra). Le concept d’équilibre provient de l’observation que l’égalité des forces qui s’opposent provoque l’arrêt du mouvement. Il engendre donc la notion de statisme et de repos.
Mais la définition de l’équilibre comme état de repos est un concept et comme tel, n’a pas d’existence. Ce qui existe, ce sont les forces qui continuent d’agir.
C’est au niveau macroscopique de la matière qu’apparaît le phénomène existentiel. C’est le déséquilibre engendré par la différenciation des forces et l’intensité du jeu de leur caractères respectifs qui produit la création d’entités individuelles. Les différenciations des corps qui s’affirment prennent l’allure d’un conflit où s’opposent les forces ainsi précisées.
L’équilibre correspond à un moment du rythme conflictuel, mais considéré dans un seul régime. En effet, la stabilité d’un ensemble peut aussi être son déséquilibre vis à vis d’une autre de ses fonctions. Or, la matière entretient ses parties dans un système dynamique d’échange continu et l’on peut dire sans incohérence que le facteur de viabilité est le déséquilibre.
Cette constatation sur la structure de la matière conduit à spécialiser la notion d’équilibre à l’usage humain, c’est à dire dans une fonction conceptuelle. L’étymologie du mot désigne bien ce caractère puisqu’il est construit par et pour un objet manufacturé. C’est l’humain qui, dans son mode existentiel spécifique, a besoin d’établir des critères de valeur et des moyens de mesure d’équivalence.
Il n’y a pas de statisme ni de repos dans la nature. La matière est transmutation permanente et tout est utile à tout, même les forces que nous nommons destructrices et qui ne font en somme que changer la forme des apparitions. La notion d’équilibre naturel signifierait l’interdépendance des états matériels alors que c’est une égalité de valeurs que promeut le mot.
Le concept d’équilibre ne se réfère donc légitimement qu’à l’aventure humaine. Ce qui est déposé dans les deux plateaux de la balance, ce sont des échantillons de la nature de l’humain qui manifeste conceptuellement sa manière physique d’exister. La nécessité de peser l’équivalence est la conséquence de cette latitude créative qu’est le pouvoir conceptuel humain. Parce que le pouvoir psychique transcende l’expérience physique, il crée un univers de forces qui évoluent sur un autre plan que celui de la matière substantielle et mesurable. Il lui faut donc trouver un moyen de « traduire » les événements matériels en énergie psychique et vice versa. Le vocabulaire, la monnaie sont des équivalences artificielles qui rythment l’échange et tendent à réguler le rapport des forces.
Cette régulation est la fonction même de la liberté, c’est à dire l’état de nécessité où se trouve l’humain d’avoir à dessiner son acte au lieu d’être agi par l’instinct. Il lui faut donc définir les critères de cet effort de choix. Cette tâche est angoissante car le psychisme subit l’attraction du mode matériel que connaît son corps.
L’humain a tendance à utiliser ce modèle dans les relations sociales et croit efficace d’user de violence physique pour résoudre les conflits pourtant issus d’une option conceptuelle. Le psychisme s’abandonne aussi aux lois matérielles qui enchaînent l’action et la réaction quand il s’engage dans des modes de croyance dont le substrat est surtout l’opposition. C’est ignorer sa dimension psychique, force d’un autre type, qui est cependant sollicitée pour inventer le moyen de l’action.
L’équilibre matériel consiste à compenser une force par une autre. Pour l’organisme individuel, l’équilibre est l’utilité première, la condition vitale. Pour l’oiseau l’équilibre permet de voler, celui qu’on appelle « santé » est le dosage qu’un organisme peut assumer dans le jeu proportionnel de ses facultés.
L’équilibre pour un humain, consiste donc à conjuguer toutes les forces physiques et psychiques qui lui sont accessibles en accomplissant leurs potentialités respectives. Ce n’est pas un état de repos, c’est un exercice virtuose.
2006
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