§10 De l’Être – De la diffusion
Si le langage est le lieu de la construction des concepts, il est aussi la preuve de la destinée métaphysique de l’esprit humain. La chair du langage comme celle du corps physique et psychique est liée à l’espace et au temps. Elle épouse la relativité de la matière, mais elle est également le reflet de cette conscience humaine qui nomme le possible non-matérialisé. L’Être transcende l’existence, l’Être apparaît grâce à l’existence, comme le centre du cercle dont la réalité physique est définie par l’ensemble des points de la circonférence. Sans elle, il n’y a pas de cercle, mais c’est le point virtuel central qui en est l’âme. L’Être est transcendant, l’Être n’est pas révolution. Dans la roue, le moyeu est nécessaire mais il est immobile, c’est la circonférence qui fait le mouvement et en assure la diffusion.
La diffusion est un mode existentiel. L’Être a les caractères des concepts divins, il Est, toujours et partout, dans les siècles des siècles (mais, faut-il encore le répéter, l’Être est la destinée de l’esprit humain, il n’est pas une entité extérieure comme en font les projections conceptuelles des religions). Pratiquement, les œuvres de la diffusion coordonnent les mouvements de l’existence, les œuvres pour l’Être témoignent de la nature humaine. Tous les actes physiques, affectifs et mentaux des humains sont “enregistrés” par la diffusion, comme le sont toutes choses sur terre et dans le ciel. Mais la nature des actes humains n’est pas seulement qualifiée par cette dimension temporelle qu’est la diffusion. La mémoire collectionne les faits, Mnémosyne en célèbre l’essence. L’Être une fois vécu par un être humain est éternel. On peut oublier les aspects concrets de sa manifestation, l’œuvre de l’Être est indélébile. On peut détruire un corps, on ne peut annihiler la vertu de l’esprit.
L’Être ne vaut que pour l’esprit humain, mais il est son bien, son tout, son absolu, sa force et son dessein. L’être humain n’est humain que dans la mesure où il s’efforce vers cette potentialité qui lui échoit en héritage génétique. Il la trahit quand l’intention de ses actes ne vise que son propre intérêt. Dans ce cas, il met à jour une monstruosité qui n’est pas viable. La formule en est celle de l’absurde, de ce qui est faux pour des raisons logiques : en effet, parce qu’il a développé une image mentale indépendante du réseau moteur, la capacité d’action de l’humain s’est ouverte à une conscience de l’Autre en même temps qu’elle a conquis sa puissance. Les deux vont de pair. La “conduite” des éléments est déterminée par les propriétés de la matière. La “morale” des animaux est liée aux besoins de l’instinct. De même, la finalité de la puissance humaine est l’harmonie, c’est à dire le respect de l’équilibre des forces dont elle peut se servir. L’être humain est bien le roi de la création, mais c’est un roi dont le pouvoir est un devoir, qui doit œuvrer pour la Justice et pour la Vérité qui sont les facteurs structurants de l’existence universelle. S’il se conduit comme un chien dans un jeu de quilles, non seulement il bouleverse l’existence de tout ce qu’il approche, mais aussi, ce comportement destructeur provoque sa propre perdition : il est exilé, banni de la vie, il a perdu son projet et sa raison d’être, il a renoncé à sa nature humaine puisqu’il a perverti le fondement de sa puissance. Chargé d’or, sans eau, il agonise dans la désert.
Mais regardons cette image. Le cynique malin qui n’a d’autre idée que de tirer son épingle du jeu en gagnant par tous les moyens se dira qu’il aurait bien pensé, lui, à emporter sa besace et bonne ration de liquide. Il apparaît en effet que le méchant prospère et que la puissance de volonté trouve mieux son profit à s’exercer en volonté de puissance. Le crime paie, soit.
Or cette illusion coûteuse ne brille qu’à court terme, la principale victime étant l’acteur du méfait qui se plaît à croire que tout se pliera au désir égotiste qu’il a osé. Pour un corps, bafouer la loi de l’équilibre entraîne la mort et la désintégration. Pour l’esprit humain, exister en dépit de l’Autre et agir pour soi contre lui signifie la rupture essentielle d’avec l’Être. Il ne s’agit même pas d’un altruisme actif qui demande des capacités particulières, mais plutôt de la nature des intérêts qui gouvernent l’individu.
Est-il concevable d’imaginer le Soleil, la Terre, le Feu, ou l’Océan vouloir régir l’univers entier, l’envahir, le tyranniser, s’approprier les vertus des autres éléments, où à l’inverse, s’enfermer dans un nationalisme boudeur et conserver un frileux quant-à-soi méprisant et exterminateur ? Une telle fable activant une guerre cosmique par égocentrisme, orgueil et cupidité des éléments est impossible. Au premier acte du drame “s’installerait” le chaos. L’harmonie accueille la rencontre, le choc et la confrontation mais ignore la planification. La nature construit des systèmes mais n’est pas doctrinaire. L’instinct dévore mais ne pratique pas la thésaurisation par avidité. Quand l’humain choisit d’imposer sa volonté par violence systématique, envers les choses, les animaux ou les humains, il additionne la force brute qu’est la nature à la brutalité idéologique de la puissance humaine. C’est une formule dévastatrice qui produit le Néant.
Les interdits moraux sont des conseils de survie. Il vaut mieux ne pas s’adonner aux passions qui corrodent la volonté comme il vaut mieux, pour bien se porter, ne pas boire d’acide sulfurique.
Il ressort de cette analyse que tout ce qui peut circuler par les moyens de la matière se propagera par la diffusion. Mais il apparaît que l’Être ne peut faire l’objet d’une distribution.
Le combat pour l’Être est l’épopée de chaque individu. Elle est l’assomption de la nature humaine. Elle ne peut être organisée ni instrumentalisée. Tandis que ses œuvres sont apparentes et peuvent être anéanties par des forces destructives, l’Être de l’esprit humain, qui consiste justement à transcender les lois matérielles qui produisent les cycles existentiels, ne peut être aboli. Quand un être humain comprend ce Centre, il est Éternité.
La difficulté pour lui est de comprendre que les relations avec l’Autre exprimées par son moi existentiel ne décrivent pas la Vérité. Car la vérité de cet “autre” qu’il est aussi l’appelle au delà de ce qui concerne son corps et sa pensée conceptuelle. La Vérité se manifeste dans l’effort humain d’accueillir et de faire accéder à sa conscience la pensée non-formulée de ce qui n’est pas matérialisé.
Un exemple essaiera d’éclairer ce propos, insensé pour la Raison. Il est connu que les chevaux se cabrent et renâclent à l’approche du lieu d’un crime. Le poète ne prétend pas fournir ici une explication “scientifique” de ce phénomène, mais sa vision peut en suggérer l’approche. Les expériences des physiciens sur les états dits quantiques sont menés dans des souterrains dont on espère que la profondeur protégera l’expérience des vibrations et des interférences qui troubleraient ces états et les feraient “virer” à la matière …(un peu comme le lait tourne en crème quand il est battu). A l’inverse, n’est-il pas probable qu’un organisme violemment brisé produira des états auxquels la perception instinctive affinée de ces chevaux pourrait être sensible ? La diffusion existe à ce niveau que nous n’avons pas (encore) coutume d’appeler “matériel” et qui pourtant nous agit à notre insu. Cet état ne subit pas les lois de l’espace et du temps telles qu’ils sont conceptualisés par la science classique. Son étude pourrait justifier ces phénomènes dits para-normaux, des coïncidences, des hasards, la simultanéité des découvertes, la transmission des idées dans l’inconscient commun etc …
C’est dans cette perspective élargie qu’il faut entendre ce qui était affirmé plus haut, à savoir que la diffusion propagera tout ce qui peut circuler par les moyens de la matière.
Reprenons maintenant dans une autre voie l’exemple de la sagacité animale. Un chien dressé à la détection de certaines substances, pourra flairer la présence d’un objet bien caché. Mais s’il est capable de prouesses dans le champ de la matière, sa performance s’arrêtera là. Après avoir signalé ou déterré cet os, ce corps ou cette drogue, il n’aura plus de révélation. Les seules composantes matérielles de la chose pourront le concerner. Il en ignorera la valeur spirituelle autant que la valeur mentale.
Cette constatation démontre encore le potentiel spécifique à l’humain : le physique, le mental et le spirituel sont les trois pointes du triangle existentiel inscrit dans le cercle cosmique universel pour cette espèce.
Les particules concertées pour une action harmonique forment des organismes dont l’identité repose sur cet accord. L’existence des éléments, de la flore et de la faune est le produit de cette danse de la circonférence autour du centre qu’est le possible. La nature humaine s’y inscrit mais en dessinant une nouvelle configuration : tandis que l’animalité subit son existence et vit la volonté de son organisme physique, la nature humaine s’abstrait de cette passivité par la projection des images mentales. L’animal consomme ses images dans un processus utilitaire exigé par les besoins de son organisme, l’humain en produit une surabondance, pour ainsi dire, inutile. Les images mentales animales sont directement liées aux expériences passées, présentes et futures que l’organisme peut vivre. En un sens, on peut dire que les images animales sont concrètes et personnalisées tandis que les images mentales humaines sont abstraites et aliénées. L’invention humaine consiste justement à donner sens aux images, c’est à dire que ses produits mentaux à lui, s’étant coupés de la raison motrice, doivent trouver une autre référence pour situer leur utilité. Les concepts sont des élaborations composites d’images dont le sens s’est déposé dans le phénomène du langage. Le “sens” des images est le lien que cherche l’esprit humain qui ne dispose plus de cet automatisme qui régissait les rapports d’un organisme avec les autres éléments constitués de l’univers.
Le drame de l’humain est que les images subissent le caractère d’autonomie des concepts médiateurs de la volonté, qui n’ont d’autre gouvernail que leur puissance propre, et donc peuvent être happées par une attraction excentrique et devenir une force de désintégration. La technique de spiritualité consiste à combattre cette aliénation. S’égarer, se rendre étranger à soi- même est la conséquence du pouvoir humain quand il n’a plus accès à l’origine unitaire de l’Autre. L’Être est cet état bienheureux des retrouvailles avec le centre, quand la triangulation physique et mentale est complétée par le pôle du souci spirituel qui réajuste l’organisme individuel humain dans le cercle de l’infini.
Cette définition de la structure humaine peut paraître aussi romantique et palpitante qu’une formule chimique à laquelle, bien sûr, on ne pense pas quand on veut déguster une saveur. Il est pourtant fort utile de la connaître pour savoir si une eau est potable.
La spiritualité qui donne l’Être est la responsabilité exclusive de l’individu. Elle ne dépend pas des circonstances existentielles. Toute situation, confortable ou malaisée, cruelle ou favorisée est l’occasion de cette mise au point de la puissance de volonté par rapport à l’absolu de son désir, l’Être qui n’étant pas matériel, est intangible et ne peut être divulgué par la diffusion.
Indifférent à la fébrilité
sourd au vacarme harassant
des humains époumonés
un chat
vaquait à sa toilette.
D’une patte soyeuse
soigneusement lissée de sa langue râpeuse
il se débarbouillait
et sa queue sur la pierre
ondulait noblement
d’un rythme calme et doux.
1972
Affectivité
La racine de ce mot latin montre un organisme dans l’action qu’il exerce sur autrui : Facere, faire et la préposition ad qui signifie « vers » se combinent dans l’Amphytrion de Plaute pour praeda atque agro suos (ad ficere), pourvoir les siens de butin et de territoire. Plus tard, Cicéron emploie le mot dans un sens abstrait, amentia adficere aliquem, frapper quelqu’un d’égarement et Sénèque en découvre le sens passif en notant rerum corpus adficientium varietas, la variété des objets qui affectent le corps humain.
Le verbe adfectio qui en découle signifie à la fois l’action d’affecter et l’état qui résulte d’une influence subie. Cicéron, après avoir défini que l’affection est une modification de l’état moral ou physique subite, venant d’une cause (interne ou externe) nomme odium et invidia et ceterae animi adfectiones, la haine, la jalousie et les autres phénomènes affectifs. L’on observe que ces états affectifs peuvent être permanents et sont décrits comme des manières d’être avec leurs conséquences éventuelles. Rectae animi adfectiones virtutes appellantur, quand les dispositions de l’âme sont droites, on les appelle vertus, note Cicéron mais aussi vitia adfectiones sunt manentes, les vices sont des états affectifs permanents. Enfin, le sens du mot signale la nature d’une émotion et prend la valeur du sentiment. Sénèque parle de grati animi adfectio, un sentiment de reconnaissance et Pline, simiarum erga fetum, de la tendresse des guenons pour leur petits.
A l’analyse de tous ces exemples, on voit qu’il s’agit d’une instance qui peut motiver ou modifier l’acte et donc agir sur la volonté. Mais d’abord, l’affectivité est l’agence réceptrice de toutes les forces qui agissent entre les organismes. Être affecté, affecter l’autre est la somme des relations existentielles, celles qui sont subies et celles qui sont imposées.
Entre la scène évoquée par Plaute qui parle de pourvoir les siens de butin et de territoire et celle de Pline qui décrit la tendresse des guenons pour leurs petits, il existe le point commun de l’instinct qui assure la subsistance de l’espèce. La haine et l’envie sont bien les affections qui déterminent la querelle de deux chiens pour un os. Tous les objets qui touchent l’organisme vont l’affecter, c’est à dire provoquer une disposition qui le fera réagir en vue de son intérêt.
La différence entre les animaux et les humains est que ces derniers peuvent être affectés par des objets virtuels. L’acte psychique est le mode opératoire de l’humain qui lui permet, outre l’intelligence d’adaptation, fruit de la conscience du monde, une intelligence créatrice qui projette en un objet mental une analyse de cette conscience. Ce paysage de produits abstraits affecte l’humain aussi puissamment que le fait l’environnement matériel où son corps évolue.
Si la conscience animale est bornée par les objets qui affectent ses sens, la conscience humaine, capable de transcender sa puissance corporelle, peut construire un univers mental dépassant les limites de sa perception physique. Mais ce faisant, il meuble cet univers d’éléments personnels et uniques, susceptibles désormais d’affecter son comportement. Il faut constater que tous les affects, présents ou passés, même ceux qui sont désagréables ou douloureux sont accueillis par le psychisme, voire choyés, simplement parce que leur présence compose et décrit le territoire de l’individu. Mais l’influence de ces incitations à l’acte que sont les affects devient néfaste quand leur mémoire et sa puissance sont occultés. L’énergie psychique néanmoins conservée cherche alors à s’exercer dans une décharge aberrante.
Le destin du mot « affection » dans la famille des langues latines est édifiant. Il désigne à la fois un tendre attachement personnel à autrui et un processus morbide organique ou fonctionnel. Sans doute faut-il voir dans cette homonymie la trace de l’origine et découvrir la structure essentielle, visible sous le masque de la complexité conceptuelle. L’univers est mouvement, la vie est mutation perpétuelle et l’existence un enchaînement d’actions et de réactions qui, par delà les notions de bien de mal, informe le destin des forces qui s’étreignent.
Si tout organisme peut affecter et être affecté, seul l’humain peut réagir à la présence d’un objet conceptuel. L’affectivité a donc partie liée avec la liberté qui gère les déterminations. S’il y a rupture de cette entreprise d’autocritique et d’auto-surveillance, c’est la pulsion de volonté qui puise directement l’énergie dans ce fonds des forces affectives, mais ce court-circuit est la recette des conduites d’exclusion et de toutes les monstruosités criminelles.
2005
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