Conclusion

 

Il faut maintenant reprendre les fils déposés par l’analyse afin de constituer un tableau sensible.

La vie humaine est essentiellement différente de la vie animale en ce qu’elle est sevrée de l’instinct. Mais cette perte est un avènement car l’esprit humain se trouve doté d’un regard qui n’est plus borné aux limites de son corps. L’humain voit bien au delà de ce qu’il vit.

Sa puissance s’est accrue mais sa condition est toujours aussi précaire. Il apparaît même que sa fragilité s’aggrave dans le ratio de l’expansion de sa puissance. La sensibilité animale était un mécanisme de survie, un processus égocentrique et centripète. La souffrance est l’alerte instituée par l’organisme qui doit inventer des moyens de se protéger. L’humain conserve ces données de base qui sont inhérentes à sa condition matérielle physiologique. Mais l’autonomie des images mentales lui permet et l’oblige à construire des produits abstraits, les concepts, afin de régir les mouvements de la volonté. Cette ouverture vers le possible non-matérialisé infléchit radicalement la finalité de ses actes : la sensibilité humaine devient centrifuge.

La souffrance humaine est donc infiniment complexe. Elle conserve le degré physiologique mais ses modes d’expression et de développement sont modifiés par sa faculté conceptuelle ; ils sont agis par ces univers intérieurs que sont les représentations mentales du sens déposé dans les choses et dans les mots. Les affects étaient présents et actifs dans le monde animal, mais pour les humains, les affects ne sont plus directement issus de la sensibilité physique, ils sont les agrégats composites des expériences vécues par le corps à travers les concepts. Quand un être humain éprouve une souffrance physique, il est donc le lieu et aussi le témoin de l’événement par le regard qui le bissecte : il est lui-même et déjà l’Autre qui provoque l’empathie.

Cet écartèlement est la marque distinctive de l’humain. Par son corps, il est enfermé, tel qu’en lui-même. Par son esprit, il échappe, il ne se possède plus, il est Autre, il est Ailleurs. Cette condition contradictoire remplit son âme d’amertume.

C’est là le second degré de sa souffrance. Les systèmes philosophiques et religieux des diverses cultures témoignent tous de cette hésitation de l’humain devant ce qu’il croît être une alternative. En choisissant la primauté du corps ou bien celle du mental, ils mettent bien en évidence l’énigme naturelle d’un organisme dont la survie n’est plus la seule finalité. Mais ils pratiquent cette démarche à cloche-pied : l’hédonisme qui vise le bonheur par le plaisir est aussi borgne que le spiritualisme qui promet la béatitude au prix du renoncement de la chair.
Il est vrai que le plaisir est le pôle attractif du battement physiologique. Quand la satisfaction répond à l’appel du besoin, le moment ponctuel de l’alternance est inaltérable, la sensation absolue. Il s’avère cependant que chez l’humain, cet Autre qui est sa conscience n’éprouve pas cette évidence physique : il lui faut qualifier l’événement par un critère étranger, le monument du plaisir appelle la pensée. Dès lors, le caractère absolu qui était vécu sans intermédiaire par le corps va chercher à se déporter sur les conditions, les circonstances du plaisir. Mais il ne se trouvera plus. La performance mentale aura beau s’évertuer, feinter, surenchérir, tout ce qu’elle produira sera fantasme où l’absolu délégué du plaisir ne pourra s’établir.

La souffrance humaine provient de cette prétention de la puissance mentale à vouloir s’approprier les attributs du corps. En effet, l’être humain, cette improbable combinaison d’un organisme aux vertus matérielles parasitées par la conscience du possible non-matérialisé est une créature en perpétuel porte-à-faux. La puissance mentale qu’il a développée au sein de la matérialité qui donne existence à son organisme physique échappe brusquement à cette nature-là pour rejoindre celle d’autres états. La physique et le mentique relève de niveaux matériels différents.

Tout le “mal” dont est capable l’humain provient du gâchis qu’engendre la confusion de ses deux natures. Le Bien, allié dans l’intuition immémoriale au Beau et au Vrai, est le respect des équilibres, autrement dit, la juste intelligence et la pratique équitable de la nature composite de l’humain, dans ses deux matérialités. Il faut le répéter, forcer le corps à vivre dans la virtualité du concept et à l’inverse former les produits conceptuels à la mode des puissances corporelles est un crime contre-nature qui provoque tout à l’entour le désarroi, le désespoir et l’annihilation. Dans la première déviance, on peut voir opérer les fanatismes, les systèmes, les principes, les disciplines, les normes, les règles et les passions qui font primer la rigueur d’une logique abstraite sur la chaleur palpitante vécue par une chair. La deuxième confusion consiste à traiter les concepts comme des corps physiques et en les dotant d’attributs matériels, à les utiliser comme on manie les choses. Dans cette posture, les préjugés, les a-priori, les représentations consensuelles cristalliseront les idées et les mots en des solides étiquetables qui seront classés sans appel dans des compartiments étanches.

La souffrance véritablement humaine est donc le divorce de ses deux natures et la torsion qu’il inflige à la volonté : la structure matérielle de son organisme conserve la nostalgie du mode instinctif qui régit les autre étants. Mais le corps humain (à part peut-être les réflexes purement physiologiques) n’est plus féal de l’instinct. Sa puissance de volonté est désormais soumise à la liberté qui détermine les actes par le truchement des images-concepts. Quand l’individu (ou la société) s’abandonne à cette mémoire des conduites de l’instinct en oubliant le devoir de liberté, cela produit un comportement dit à tort “animal” dont la brutalité s’accroît exponentiellement avec la puissance conceptuelle. L’animal tue pour manger, le meurtre par lucre est spécifique à l’humain. Techniquement, l’humain ne peut être bestial, quand il déchoit, il ne retrouve pas l’innocence de la bête, il n’est plus qu’une monstrueuse aberration.

Évidemment, ces qualificatifs étant conceptuels, sont malléables et peuvent être employés dans des situations aux conséquences d’une gravité très variable. Tant et si bien que l’on peut décrire le comportement qu’ils fustigent comme étant notre lot quotidien. En effet, c’est à chaque seconde et perpétuellement que s’impose à nous le défi d’être humain. Chaque image, chaque acte doit être un effort consenti pour accomplir notre nature qui s’engage à concilier nos deux matérialités. L’intelligence humaine ne peut plus se contenter d’une adaptation au monde, il lui faut inventer en choisissant ce qui pourra le mieux satisfaire à cette exigence. La stupidité (ce qu’il ne faut plus nommer “bêtise”) et la méchanceté seront l’incapacité ou le refus d’exercer cette souplesse.

Nous souffrons par la nécessité de cet effort constant dont justement nous ne savons pas bien doser la pratique, et c’est le troisième degré de la souffrance humaine.
Cet écartèlement entre nos deux natures ne peut respecter la cohésion de l’organisme que si l’individu les tient en égale considération.
-La philosophie religieuse aboutit à la résolution de macérer la chair pour faire éclore l’amour divin.
-La philosophie matérialiste choisit d’être athée pour renverser la proposition et concentre l’amour de l’humain sur le bien-être physique.
Dans le premier système, le corps est soumis, dans le second, il veut soumettre. Dans les deux cas, le spirituel n’est pas atteint, qui est le juste équilibre des fonctions. Les exceptions confirmant la règle, les mystiques et les athlètes choisissent de pratiquer une ascèse qui leur permet un développement unilatéral, pour les uns l’intensification des capacités musculaires, pour les autres, l’exaltation des puissances transcendantales du mentique. Ces performances extrémistes ne sont pas recommandées à ceux qui n’ont pas reçu de la nature une structure appropriée. Mais leur exemple peut quand même éclairer notre fonctionnement normal : notre Raison, ou capacité de former des images abstraites, les concepts, nous permet d’appréhender l’Autre, c’est à dire tout ce qui ne concerne pas directement la survie de notre organisme physique. Cet autre, qui est d’abord en nous-mêmes nous incite à le chercher, à le fréquenter, à le connaître, à le posséder. Notre désir profond nous appelle donc à contrarier le souci existentiel de notre physisprit en l’éduquant à servir une cause qui ne l’intéresse pas directement.

Le destin de l’être humain est tragique en ceci qu’il désire échapper à ce corps dont il tient la vie. Mais ce tragique peut triompher dans l’Être ou sombrer dans le Néant selon le processus de sa réalisation.
En effet, la vertu extravagante de l’esprit humain est la conséquence de l’autonomie de ses images mentales par rapport au réseau moteur qui commande les actes de survie. Les concepts, grâce à cette autonomie, sont doués d’une puissance infinie, ils ne sont pas limités par les lois physiques qui régissent la matière élémentaire. L’univers qu’ils produisent pose un défi à celui où le corps existe. Leurs créatures ne peuvent pas exister matériellement dans ce monde là : qu’est-ce que Dieu, l’Absolu, la Justice, l’Amour, la Vérité, la Beauté, sinon des projections du processus conceptuel qui est la fonction cérébrale de “l’humain”. L’établissement de ces entités est absolument nécessaire à l’humain qui n’est plus guidé par l’instinct et qui doit désormais faire acte de liberté. Ces entités sont les symboles qui pourront éclairer le choix de l’acte. Ils correspondent à la vision de l’équilibre universel (que pour le monde animal, le langage humain appelle “instinct”) et que l’esprit humain désire comme sa patrie d’origine.

Le troisième degré de la souffrance humaine est le désespoir de sentir que cet Absolu dont l’esprit humain connaît l’essence ne peut être incarné dans l’existence. Il est toujours tenté de forcer ces entités dans un monde matériel qui les amènerait à portée de sa main.

Nous sommes bien obligés de reconnaître que plus nous inventons de nouveaux concepts et plus nous souffrons. Les idées de confort, de bonheur, de connaissance peuvent nous rendre fous de douleur si nous nous les représentons comme des objets saisissables, alors que nous les créons comme des fantasmes numineux dont la vertu est de guider nos pas.
Pour apaiser cette torture auto-infligée, il convient de traiter les concepts comme des outils au lieu de les ériger en idoles.

La définition de la sensibilité humaine qui était la problématique du chapitre I de ce livre est ainsi résolue : c’est l’apprentissage progressif de la nature véritable de l’humain. Cette conscience est l’enjeu de toute existence humaine. Cet effort métaphysique est la tâche de tout humain qui veut l’Être et renonce au Néant.
Ce mot “métaphysique” ne doit pas être entendu dans le sens intellectuel d’un système classé de pensée. C’est le plus humble d’entre nous, le plus pauvre, le plus savant, le plus riche et le plus parvenu qui doit déterminer sa propre conduite et choisir la raison de ses actes. Le plus souvent, c’est avec le “cœur” que nous choisissons. Quand les raisons du cœur sont écrasées par la volonté de puissance, c’est l’intérêt qui prend les rênes et choisit le crime.
L’exercice de la liberté consiste donc à former des concepts techniques pour agir et à déterminer des concepts moraux pour choisir ce que l’on peut faire et ce que l’on ne doit pas faire en fonction du but souhaité, l’épanouissement de soi qui inclut le respect de l’Autre.

Pour former des concepts, il faut d’abord apprendre à voir. L’image mentale humaine qui s’est distinguée des puissances de l’instinct a compensé cette perte de sécurité par une capacité de vision. L’Intuition regarde avec soin, cultive le regard et confie au Concept la tâche d’enregistrer un mémoire de ces événements qu’elle ne cesse plus de susciter. L’art qui voit ne procède pas d’un concept mais d’une vision intuitive et synesthésique.

L’Art est le regard fondateur de l’humain.

Intuition et Concept - dessin 1

 

Transcendance

 

La notion de transcendance est vraiment le nœud gordien qu’il faut trancher si l’on espère vraiment vaincre la confusion et conquérir l’empire. Tenter de démêler l’imbroglio a le méchant effet de vous perdre, à la manière de ces lacets qui étranglent un peu plus serré quand on tire sur le fil dans l’espoir de se libérer.
L’un des effets contemporains de ce malheureux effort est de déplorer qu’il « n’y a plus de transcendance ». Cette opinion nostalgique est le revers de la médaille où s’inscrit la figure de l’objet transcendantal, que l’on croit évanoui.
Alors tranchons. La transcendance correspond au pouvoir humain de forger le mot.

Dans la famille répertoriée au dictionnaire – qui, soit dit en passant, n’existerait pas sans ce pouvoir – c’est l’adjectif « transcendant » qui apparaît la premier dans l’usage français sous la plume de Christine de Pisan, au XIe siècle, dans le sens littéral de ce qui s’élève au dessus du niveau moyen. Cent ans plus tard, les théologiens en faisaient une spécialité catégorielle en qualifiant Dieu et les anges « d’êtres transcendants ». Les philosophes attribuaient le vocable aux termes comme l’Un, l’Être, le Vrai qui sont d’une signification si universelle qu’ils dépassent toutes les catégories.

Cette ascension de la valeur signifiante correspond à la prise de conscience par l’esprit de son pouvoir qui consiste à combiner la force psychique à la puissance physique. Le destin est inscrit dans le corps du mot. Trans indique le passage de l’ « ici » au « là », avec ou sans mouvement, ou plutôt avec un mouvement physique ou mental. Tite-Live emploie scandere pour escalader les murs, Horace pour monter sur les vaisseaux et puis Lucrèce, gradus aetatis adultae, pour parvenir à l’âge adulte, enfin Claudien, au IVe siècle, utilise le mot pour scander les vers.

Le mot composé, transcendere, passe aussi d’une valeur physique à un sens figuré. César, in hostium naves, monte à l’abordage sur les vaisseaux ennemis mais Quintilien écrit transcendere ad leviora, en venir à des arguments plus faibles. Enfin, Lucrèce parle de transgresser les limites du droit, fines juris et Tacite, prohibita, d’enfreindre les interdictions.
On voit donc le mot acquérir dans notre langue une progressive élévation de sens jusqu’à la spécialisation, pour transcendance, dans le champ philosophique, métaphysique et religieux. Pourtant, au début du XXe siècle, Bergson réutilise le verbe transcender dans un sens profane. Malraux, dans Les Voix du Silence, affirme que l’art transcende la civilisation où il naît et Louis de Broglie, dans son livre Physique et Microphysique observe que « la Vie… paraît s’affirmer comme caractérisée par un dynamisme évolutif qui transcende la physico-chimie ».
La valeur conceptuelle de « transcender » comme dépasser en étant supérieur ou d’un autre ordre et se situer au delà de … est donc toujours active, comme il est attesté dans l’usage contemporain de « se transcender », d’aller au delà des possibilités apparentes de sa propre nature.

Le procès qu’on veut faire à la transcendance de son éventuelle évaporation tiendrait à un malentendu. On peut estimer en effet que la société des humains développe sa maîtrise conceptuelle dans un sens qui valorise exclusivement ses intérêts physiques et matériels. La qualité de l’exigence transcendantale dont elle témoigne peut justifier ce jugement mais sa formulation trahit une confusion. En effet, dire d’une quelconque activité humaine qu’elle est sans transcendance revient à parler d’air sans oxygène puisque la transcendance est précisément la description du pouvoir spécifique de l’humain qui consiste à exister à la fois sur les plans physique et psychique.
Pourtant, cette maladresse est l’indice d’une difficulté bien réelle qui est la conséquence de cette nature complexe de l’humain. L’effort magistral qui s’impose à tout individu consiste à définir et à réguler le système conceptuel qui va régir son existence.

Là, est la transcendance et non dans l’objet dogmatique qu’on peut construire pour figurer le critère conceptuel déterminant. Si la formulation religieuse ou intellectuelle de la transcendance peut être un guide utile, il ne faut pas que cette projection masque l’essence dont elle est issue, qui est le pouvoir créateur de l’esprit, de l’humain.

2006
Lucie Leroy Grobéty

error: Content is protected !!