Généalogie du concept

§9 Modalité de la constitution de l’Être

Le poète, quelle que soit la matière de son art, est le pionnier de cette aventure éternelle. Infatigable fantassin, il terrasse l’abîme et s’il défriche des clairières au sein de la confusion, ce n’est pas pour s’y installer, son désir le propulse, c’est un errant. Mais il n’est pas égaré, l’aberration consistant justement à croire en la fixité. L’avidité, la paresse et la colère sont les rejetons désastreux de cette folie qui croit pouvoir posséder. Il n’est pire mirage que la présomption de l’attitude soliconceptuelle qui se targue de précision et pense y loger sa puissance. Tous les témoignages historiques viennent infirmer cette illusion : la beauté d’un son, d’un dessin, de la couleur dans un tableau dépend de ces petits défauts, de ces impuretés, de ces parasites qui garantissent la palpitation de la vie. La perfection idéale tue.

La constitution même de cette phrase est un échantillon du drame. Ne peut être tué que ce qui est vivant. Or une idée est une créature mentale autonome qui profite d’un vivant pour se concrétiser mais ne dépend pas absolument de lui puisqu’elle peut, telle un dieu, se métamorphoser en d’autres apparences. Mais quand l’idée habite un vivant, il lui incombe de respecter la nature cosmique des étants, la matière se constituant dans un mouvement d’échange permanent. L’idée ne peut être tuée mais celle qui veut imposer son caractère unique, abstrait, absolu au vivant, le tue.

Cependant, la psyché humaine est volontiers oublieuse de sa nature métaphysique et subit la tentation de référer ses actes aux moyens de sa puissance, qu’elle transmue réciproquement. Si bien qu’elle se construit régulièrement des systèmes d’idées qui, chosifiées, s’arrogent la préséance, se couronnent en académismes officiels et perdent le contact avec les besoins du vivant.

La diffusion du Néant (opéré par les entreprises soliconceptuelles) encombre l’espace de la vie mais ne peut nuire à la diffusion de l’Être qui procède des actes spirituels de l’esprit humain.

Pour se faire une image de la diffusion de l’Être, il faut faire un exercice exigeant souplesse et agilité. Il convient d’abord de se rappeler que l’humain provient de la nature et qu’il fonctionne selon les lois de la matière. Il faut ensuite faire acte d’humilité pour bien se figurer la portée de ces lois, cette figure ne pouvant atteindre la mise en forme conceptuelle puisque nous ne connaissons de ces lois qu’un infime aperçu. Enfin, la troisième voltige est curieusement la plus difficile, il faut prendre conscience de la nature spécifique de notre propre nature. L’humain tisse et concocte un monde virtuel grâce au concept qui utilise les mouvements de la matière en inventant leur analogie pour la vie de l’esprit.

Prenons l’exemple d’un fait culturel, la culture définie comme l’ensemble des formes acquises de comportement dans les sociétés humaines. L’acquisition d’un accent, de coutumes, des mœurs et des croyances est conforme au processus de propagation de l’instinct : le corps physique s’informe des modèles exemplaires qu’il rencontre. Le corps mental, c’est à dire la conscience humaine, construit son sentiment d’identité sur la forme des actes que ce mimétisme lui inspire. Enfin, la méditation spirituelle délivre l’esprit humain de cette appartenance instinctuelle en ouvrant le champ de sa véritable nature qui consiste en la responsabilité du choix.

L’on peut vérifier ce schéma par l’aventure d’une lecture, d’un film ou spectacle. En premier lieu, l’approche d’un texte, par exemple, fait couler sa substance en les veines. Tout objet rencontré modifie notre constitution. Au second niveau, la participation mentale à la forme proposée par l’auteur dépend de la structure actualisée des deux protagonistes. L’incompréhension, la surprise et l’incrédulité peuvent être les seules impressions présentes à la conscience du lecteur. Mais la digestion travaille insensiblement et peut activer des forces diverses. Vient ensuite le stade critique (l’adverbe “ensuite” décrivant le phénomène de manière analytique car les trois niveaux peuvent exister quasi simultanément), stade où l’individu s’approprie ce qui lui convient.

Il est clair que le processus est en accord d’analogie avec l’instinct : tout étant subit l’impact de son environnement puis se détermine à des actes eux-mêmes générateurs. Mais l’analogie avec le processus de l’instinct ne peut plus s’établir au niveau de la méthode, car l’acte générateur est élaboré en fonction de la finalité gérée par le concept. On peut en percevoir le mécanisme en considérant les enjeux de l’éducation : l’apprentissage animal est un dressage qui consiste à réussir des actes assurant la viabilité de l’organisme. (A ce niveau, les petits humains dits “sauvages” qui parvenaient à survivre au milieu des animaux avaient parfaitement abouti leur éducation.) Mais la vie humaine accède à d’autres performances et sa technique exige une éthique.

En d’autres termes, il convient d’admettre que la diffusion est inconsciemment intégrée. Mais la preuve, la démonstration, l’objet le plus clair ne sont perçus que dans la mesure où leur intention est déjà conceptualisée d’une façon ou d’une autre par celui qui la voit. Si non, la graine est déposée à l’insu de son récipiendaire. En tous cas, elle influence son comportement à venir. C’est alors que peut opérer l’arbitre Liberté. Le danger du modèle ne réside donc pas tant dans sa qualité (nuisible ou de vertu dogmatique) mais dans l’incapacité du témoin à exercer sa liberté qui construit son Être en adoptant ce qui peut assurer sa croissance et sa vitalité spirituelles.

On pourrait donc comparer un schéma rudimentaire mais édifiant des conduites humaines. Plus l’objectif est élevé c’est à dire tend à vivre l’unité des contraires et plus l’acte sera créateur. Ainsi, l’on pourrait juger qu’un bandit généreux sera placé plus haut dans l’échelle de l’Être qu’un philanthrope égocentrique. Ou qu’un dessin maladroit mais instruit par les meilleurs capacités de celui qui le met en œuvre sera bon tandis qu’une production savante et techniquement irréprochable mais calculée pour plaire à un soliconcept en vogue sera nuisible.

En conséquence, on peut dire que l’Être n’est pas construit par la faculté conceptuelle, ou la Raison, puisque la finalité de l’acte n’est pas fondée en elle. L’Être est cette indicible unité à quoi tend la Raison qui veut l’effort de transcender les buts de l’organisme où elle assoie son existence. L’Être est la joie de la conscience. L’Être est l’éternité de l’existence.

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