VIII 8
Le génie de l’enfant provient d’une perception directe intuitive et il est borné par elle. Il perçoit, mais n’est pas encore capable de concevoir : cette faculté lui advient quand, vers sept ans, il atteint “l’âge de raison”, quand son cerveau est complètement formé, du moins quand il atteint le stade actuel de développement que ses antécédents lui ont légué et qu’il partage avec ses contemporains.
Il ne faut pas confondre la faculté de former des concepts, autrement dit la Raison, avec la façon dont on va s’en servir. Il faut veiller à la bonne gestion de cette fonction car tout concept n’est pas raisonnable. Le danger pour l’esprit humain est de prendre les concepts pour des objets, alors qu’ils ne sont que des produits mentaux, virtuels.
Cette métamorphose des concepts se produit par contamination avec l’affectivité. Tous les affects qui parviennent aux organes de perception, tout autant ceux qui proviennent de l’extérieur que ceux qui sont internes à l’organisme, provoquent une réaction, propulsent un projet de mouvement.
Le corps physique est un être-dans-le-monde qui existe dans sa relation avec les objets qui l’entourent. Les affects de désir et de besoin organisent la saisie de ces objets et se les approprient. Les processus psychiques mangent et digèrent aussi bien que le corps physiologique.
Les objets mentaux sont affectés d’un coefficient de passion qui correspond à la vivacité des pulsions de besoin. L’organisme vivant éprouve le désir infini de posséder le monde, il veut être le monde, mais pour avoir une existence individuelle, il doit se distinguer de lui, c’est à dire se détacher de ce qu’il désire, renoncer à l’unité, au tout.
Son désir ne peut subsister que sous la forme d’une satisfaction ponctuelle de besoins qui assurent la survie de cette entité isolée. Il se résout à choisir un objet parmi la diversité du monde et à s’en contenter. Il ne peut tout avaler. Aussi organise-t-il son appareil de perception, ses capacités motrices et ses fonctions mentales dans une distribution mobilière qui reconstitue autour de lui une certaine unité.
Chaque individu porte sur lui la coquille d’un monde confiné aux caractères de sa propre structure, où ses perceptions sont choisies pour convenir à ses habitudes, où ses affects sont assortis à ses intérêts.
Les conséquences de ce ratatinement peuvent être comiques ou tragiques, et décliner les variations d’une gamme infinie dans les registres moraux et intellectuels qui sont l’apanage exclusifs de l’espèce humaine. Tous les vices que La Fontaine illustre dans ses fables en les prêtant aux animaux sont les regrettables péripéties d’un mariage malheureux où le pouvoir de la raison est rossé par la passion qui s’en sert, en l’humiliant, pour les plus basses besognes.
Mais ce n’est pas seulement au stade individuel que s’opère cette avanie d’un pouvoir de saisie abstraite qui se fait pétrifier en objet réceptacle et ambassadeur de passion.
Les civilisations, les cultures, les caractères collectifs d’un peuple et d’une époque laissent apparaître de tels investissements systématiques. Pour chaque façon d’être au monde, on peut constater l’émergence d’une dérive pathologique, l’animisme se barbouille d’une fange de superstition timorée, l’esprit religieux agite le brandon du dogme, la connaissance scientifique s’arroge le principe de certitude et vante son eau en bouteille en se moquant de l’eau de source, l’ingéniosité technologique essouffle le bonheur économique en élevant toujours d’un cran la possibilité d’y parvenir, la prolificité de la complexité contemporaine provoque une panique inavouée qui se cache derrière un vernis de haute pédanterie intellectuelle, où les “concepts” soufflent à plein pot pour étouffer le bruissement menaçant du désordre des apparences.
Le moteur de toutes ces dérives est l’angoisse.
Quand vers neuf mois, s’éveille la psyché individuelle et avec elle l’angoisse de séparation, il faut, pour la calmer, instituer des rituels, dessiner des traces, jalonner le parcours d’objets familiers dont l’apparence immuable serviront de repères. L’histoire du coucher qui doit être racontée sans changer le moindre mot, le nounours qui ne doit pas être lavé, sont les manifestations les plus courantes de ce besoin de fixer l’angoisse sur une chose dont les caractères objectifs et non volatils ont un effet calmant.
Mais l’angoisse est fortement adhésive. Agrippée à l’objet sur lequel on l’a projetée, elle va le vampiriser et provoquer dans la conscience qui permet à ce processus de s’établir un effet d’accoutumance : sa drogue sera sa perdition et son salut tout en un. La maturation psychique demandera un exercice d’équilibre permanent, se servir des repères tout en y renonçant.
Au fur et à mesure que le corps grandit et que l’emprise de la conscience s’élargit, il devient nécessaire d’utiliser des perceptions abstraites, les performances mentales sont de plus en plus complexes. Le monde individuel et social est peuplé de créatures psychiques qui n’ont pas d’existence spatiale proprement dite mais dont les images sont si déterminantes pour le corps physique qu’on leur attribue par erreur une autonomie concrète.
C’est ainsi que les concepts assument le rôle des objets fétiches enfantins, qu’on les conserve dans sa poche comme des objets pour leur effet calmant, et que, par conséquent, toute atteinte extérieure sur eux provoque une réaction d’agressivité.
L’intuition, elle, ne s’accommode pas de la gesticulation de ces fantoches, elle ne se laisse pas abuser par leur existence assumée, elle n’est pas crédule, elle croit ce qu’elle voit et elle voit au delà des apparences. Mais Concept dispute bien souvent le terrain à Intuition chez un même individu, ce qui peut provoquer des effets comiques comme dans ce film où un “raciste” vitupère contre les étrangers qu’il pare des qualités les plus abjectes, attablé avec ses copains pour lesquels il éprouve une chaleureuse amitié, qui sont justement des représentants de toutes les races de la terre.
Pour être en harmonie avec Intuition, il faut donc exercer une vigilance sans faille, afin de percevoir le réel qui apparaît sous des espèces toujours différentes, création éternelle dans l’espace et le temps. Cette vigilance exige un état de combat permanent qui ne tolère certes pas la paresse de la convention ni la stase engendrée par le concept. Dans ce combat, le repos s’installe au sein même du mouvement. Mais la paresse, qui chosifie le mouvement, se fabrique des masques ingénieux : l’ennui romantique était un stratagème inspiré par la panique ; dans le même registre, on peut classer toutes les drogues et diversions qu’on invente pour éluder l’angoisse primordiale.
Dans l’espoir de ligoter le mouvement, quand on croit que le repos est son contraire, on ajuste sur ses yeux le concept de monotonie et c’est de lui qu’on tire l’argument qu’il faut bien se distraire pour échapper à la mortelle routine. C’est pour mieux s’engourdir avec le bruit du hochet qui berce de son carillon répétitif l’insupportable excitation causée par le temps qui semble matraquer et détruire tout alentour.
C’est du moins la conclusion que tire le concept réducteur, qui dans sa croyance persuade la passion de fuir le danger que représente l’Intuition. En effet, raisonne-t-il, l’esprit humain, pour survivre, doit s’équiper de principes généraux. Que faire, sans les divers concepts d’organisation qui règlent la vie individuelle, sociale et politique ? C’est évident, il a raison.
Mais comme tous les tyrans à qui l’on donne le pouvoir, il se croit tout permis car il identifie la notion de pouvoir avec sa volonté individuelle. Aussi outrepasse-t-il ses fonctions en décrétant que tout est soumis à sa loi. Du fait qu’il est commode d’utiliser des concepts, il faut entendre désormais que c’est l’outil qui est la finalité de l’action.
Soit par exemple la situation psychologique à la fin de la guerre. On annonce que la paix a été proclamée. En résulte une explosion de joie commandée par une représentation abstraite assistée par quelques signes apparents, comme le passage triomphal d’un char qui distribue du chewing-gum au lieu de tirer des rafales meurtrières. Et, bien que le corps ne retrouve pas pour autant et de sitôt les conditions matérielles associées au temps de paix, l’on se persuade que l’on peut s’aventurer hors de l’abri parce que l’orage a passé.
Mais voilà que certains esprits qui ont une vision plus synthétique annoncent qu’il fait toujours mauvais temps. Ils raisonnent d’après des observations telles que pourraient en faire des extra-terrestres qui ne connaîtraient pas la distribution nominale des camps. Ils voient les signes du prochain conflit … et l’on s’indigne.
Car l’on s’est habitué à reconnaître le concept de l’ennemi par l’uniforme que celui-ci a porté pendant la dernière saison. La paix consistera donc en l’annihilation de cette chose là. L’uniforme des vainqueurs restera quoi qu’il advienne rangé dans la catégorie opposée à celle de l’ennemi.
Concept insiste pour conserver cette division des parties, sinon ce serait le chaos et c’est bien, pense-t-il, le danger auquel Intuition nous expose. De là vient le procès de confusionnisme que Concept lui intente.
Intuition sonde les reins et les cœurs. Elle radiographie et fait apparaître le squelette. Elle dénude les apparences contingentes. Elle ne voit que l’Unique et mélange tous les fichiers de classement que Concept avait soigneusement étiquetés.
Concept, quant à lui, estime que la vérité fait désordre. Il préfère ranger le réel dans des boîtes étanches, quitte à tailler dans le vif pour qu’il s’adapte au gabarit du système de classement choisi.
Comment se fait-il qu’Intuition et Concept arrivent ainsi à des conclusions quasiment opposées à partir des mêmes faits ?
En vérité, il est un personnage dont la fable n’a pas parlé et sur qui tout le drame repose.
Il faut donc tout reprendre au début.
Affectivité, Concept et Intuition sont assis au bord de la rivière. Affectivité, si vive qu’elle n’éprouve jamais le besoin de sommeil, chatouille ses compagnons pour les dégourdir.
Intuition sourit gracieusement et reprend sa méditation. Concept grogne et pour ne pas céder à l’envie de jeter Affectivité dans le bain, se met à lancer des cailloux dans l’eau.
A partir de ce moment, l’action nous est connue, observons seulement le rôle qu’y tient Affectivité.
Il est très difficile de décrire ses faits et gestes car elle ne fait rien et tout à la fois. Elle est partout et pourtant chacun des autres personnages semble ignorer sa présence. Ils ne font rien qu’elle n’ait suggéré mais ils n’admettent jamais son influence. Il faut avouer d’ailleurs que s’ils le faisaient, ils en perdraient facilement leur latin, car elle est aussi bien la fée qui comble de cadeaux que le trublion qui gâte la sauce.
C’est avec Mnémosyne qu’elle s’entend le mieux. Elle lui apporte des fleurs, des coquillages et des galets pour agrémenter ses tableaux, Mnémosyne est très reconnaissante de l’abondance de ces matériaux précieux et variés qui apportent la surprise d’une richesse kaléidoscopique à ses compositions.
Elle agace quelque fois Intellect quand elle sautille trop bruyamment mais il l’aime bien quand même, elle l’amuse et le rafraîchit de ses travaux.
La rêveuse Intuition est bien trop précise et intense pour se laisser distraire et au contraire tire souvent profit des gambades fantasques et des surprenantes facéties de la séduisante Affectivité, qu’au fond elle admire.
C’est avec Technicologon que les relations sont les plus épineuses. Il la rabroue sans cesse, proteste qu’il n’a rien à faire de ses histoires de sentiments, la méprise ouvertement. Il la déteste mais il la craint, car il sait bien qu’il ne peut s’en passer. C’est elle qui l’inspire, lui donne son élan, appelle Intuition pour l’aider quand il est perdu. Il est si dépendant de sa vitalité qu’il se défend en s’opposant parfois systématiquement à ses désirs et réalise à grands frais justement les projets qui la désolent. Dans son dépit de n’avoir pas le pouvoir suprême, intouchable et indifférent dont il rêve, il se montre têtu, brutal et grossier.
VIII
Mon art est la bouffée sonore et lumineuse
d’un pétard
craché sur le pavé
par la main fantaisiste d’un gosse hilare.
Et les dames âgées
sévères, sérieuses et sereines
dignement se retournent pour tancer
d’un doigt débile et flûté
le Marmot Facétieux
Et leur impuissante sagesse
toutes lèvres pincées
voue le drôle à la fessée du maître d’école.
Alors soupirant longuement
sans pourtant émouvoir
la poussière de leurs mauves voilettes
elles entrent à l’église et allument un cierge.
Mais j’ai pitié de sa flamme torve
Et je viens leur souffler
Puis je m’en vais, agenouillée
dans le soleil d’un vitrail rouge et bleu
Chanter
sous leurs yeux horrifiés de lune glauque
Alléluia!
Qu’il soit béni, le petit diable!
Désir et Angoisse
Le désir et l’angoisse sont les deux agents de la puissance vitale de l’humain. Au stade animal, l’existence s’organise autour de l’appétit, qui signale les besoins, et de la peur, qui fait fuir le danger. Tout est pulsion présente et sauvegarde. La fonction cérébrale qui gère l’acte moteur a conquis chez l’humain une aptitude à l’autonomie. L’acte psychique conserve la structure qui opère la défense de l’organisme mais sur un mode complexe qu’ignore la vie animale. Les besoins qu’annonce le désir sont pour l’humain relatifs à sa nature métaphysique. De même, l’avatar de la peur est la vertu d’angoisse.
Si le langage peut donner forme à l’acte et concrétiser son essence, c’est par l’expérience existentielle que l’humain éprouve sa nature. Le présent de sa conscience est occupé par le drame immédiat où se joue son destin. Il cherche à définir l’objet de son désir en se fiant au processus de l’appétit qui doit trouver sa proie. Il engage toutes ses forces dans cette course à l’objet. Mais pour l’humain, le désir est protéiforme. L’appétence psychique se conjugue aux appétits physiques pour donner matière au désir. Et pour la créativité psychique humaine, le désir d’objets ne connaît pas de satiété.
Là se situe la différence essentielle de l’humain. Pour la vie animale, la crainte et la faim sont deux instances fonctionnelles bien distinctes qui trouvent d’ailleurs toutes deux des résolutions ponctuelles. Manger apaise la faim, les vigies signalent tout danger. Pour l’humain, la fonction psychique, ouvrant le possible, unit le désir à l’angoisse. Le scénario du drame humain se déroule dans une spirale infinie : le désir qui ne se résout pas provoque l’angoisse qui se résout dans le désir. Il est notoire que l’acquisition des objets du désir ne calme pas la pulsion mais plutôt la nourrit, avec en conséquence, la souffrance d’un vertige de frustration.
Les philosophes et les spiritualités de tous les temps ont affronté ce fait en concluant que le désir était la source de tous les maux. L’ascèse alors exigeait du désir le projet de sa propre annihilation. A défaut d’atteindre cet effacement, l’inventivité psychique humaine fabrique des objets virtuels qui servent à focaliser la visée du désir. L’adoration des dieux, les idéologies, les idéaux sont des leurres imaginés pour canaliser cette force immarcescible.
Comme pour tous les mots qui évoquent un phénomène psychique, il existe deux niveaux d’usage : le niveau existentiel, qui relève des lois fondamentales de la vie, concerne la pratique historique liée à l’espace et au temps de l’organisme considéré. Le niveau essentiel se réfère à la spécificité humaine d’aptitude psychique. Tandis que le désir existentiel apparaît comme la tension vers l’objet, le désir essentiel nomme la tension elle-même, dan sa fonction élémentaire.
En effet, le désir est le mouvement même de la matière, incarné pour un temps dans un organisme individué. Mais ce mouvement, cette translation permanente de forces qu’est la matière se présente comme la « lutte » entre les corps qui s’y distinguent. Tout corps constitué se trouve en contact et en conflit avec ceux qui l’entourent et l’on peut dire paradoxalement qu’il se perpétue en disparaissant, sa transformation perpétuant l’intégration mutuelle des entités. Cependant, cette présentation de l’unité cosmique essentielle transcende celle de l’existence où l’organisme vit sa vie.
Le désir n’est pas tant causé par le manque ou le besoin que par cette nécessité vitale pour l’organisme d’échanger la force avec son milieu. Le désir est le feu de la vie qui brûle et tout combustible lui est bon. Le processus de dévoration est bien celui de la passion mais chez l’humain dont l’outil existentiel est l’aptitude psychique, cette créativité mentale invente les modes les plus variés et les plus complexes. La pulsion du désir vise l’objet – matériel ou virtuel – dont l’économie individuelle estime l’intérêt.
La liberté doit apprendre à calculer cet intérêt car il en est de ce monde psychique virtuel comme du monde physique de la perception, il convient d’y distinguer les objets mirages, les objets dangereux, ceux qui semblent utiles mais sont superflus, ceux qui semblent inaccessibles et sont pourtant souhaitables. L’angoisse peut alors servir sa fonction d’alerte. En effet, si le désir essentiel est d’accomplir les potentialités de cet organisme doué de vie, la conscience existentielle de désir peut être sur-déterminée par des influences externes et entraînée sur des voies contraires.
Le désir présent à la conscience ne correspond pas alors à celui qui conviendrait à l’individu pour augmenter sa puissance d’agir. Bien des formulations de désir sont au contraire des négations d’un accomplissement de l’être. En tout cas, ce n’est pas l’objet qui convoque le désir. Au contraire, c’est la nécessité vitale pour l’être d’affirmer sa puissance de volonté qui se fixe en désir sur un objet aléatoire.
Même si l’apparition d’un objet peut susciter ce mouvement de volonté, c’est la définition même de la liberté que de veiller à la pertinence du choix de l’objet.
L’angoisse est convoquée pour cette élaboration. Car l’angoisse est à la vie mentale ce que la fièvre est au corps, bénigne ou maligne, selon son intensité. Les fonctions du désir et de l’angoisse se jouent dans un scénario dont on peut lire la synopsis dans l’étymologie.
L’angoisse appartient à une famille de mots sous le patronage du dieu Agon, protecteur des jeux publics. Le verbe latin ago, emprunté du grec, est le français agir, ou mettre en mouvement. Et dans cette origine, on peut lire tout le plan du drame existentiel. Le mouvement mis en branle par le désir est l’apanage même de la vie (apaner, de l’ancien français nourrir de pain, doter). Cette volonté de désir doit s’exercer, c’est le jeu, qui n’est pas exempt de tension douloureuse. Le verbe ango, hérité du grec, signifie étreindre, oppresser, serrer, c’est l’anxiété. L’angoisse est donc une phase du désir.
Le jeu de la volonté qui s’adonne au mouvement du désir peut composer le désir d’angoisse, qui souhaite le mouvement, même au prix de la douleur ; et l’angoisse du désir, qui redoute d’expérimenter les intensités de l’action.
Notre vie psychique se constitue dans la triangulation de l’objet, de l’angoisse et du désir.
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