XVI 16

Il s’ensuit que toute œuvre humaine qui prétend résu­mer son être à sa signification verbale est conceptuelle et a perdu l’esprit. Cette proposition qui paraît provocante est pourtant il­lustrée de façon persuasive par la vie aventureuse des mots. “Terrible” par exemple est l’adjectif issu du latin terrere, qui épouvante. Mais le sens conceptuel varie selon qu’il s’agit d’un roi, d’un enfant, d’un effort, d’un appétit ou d’un “type” terrible. Le mot se prête complaisamment à des associations aussi lointaines qu’implacable, turbulent, fatiguant, extraordinaire ou enthousiasmant. Autrement dit, le concept ne dit précisément rien qui ne soit affirmé au préalable par un être de chair et de sang.

L’attitude conceptuelle ne peut avoir souci de l’être. En prise sur la généralité, le concept est indifférent à la richesse paradoxale du vécu.

C’est pourtant au concept que nous demandons l’ancrage propre à la réflexion. Le flux de la perception est trop complexe pour être utilisable : sa richesse nous met dans la si­tuation critique de “l’embarras du choix”. Il faut opérer un arrêt sur image dans le défilé constant des perceptions pour pouvoir mettre la main sur l’objet ou l’idée à prendre.

La représentation conceptuelle est le véhicule de la con­naissance scientifique, cet effort incessant vers la raison de l’être. Le concept est le bras ouvrier du principe de Raison qui veut appréhender la loi, le temps et le lieu de ce qui se produit.

Mais si la Raison affirme par le moyen du concept, elle est à même de proclamer sa falsifiabilité, car la vie d’un concept et sa vérité dépendent de la situation qui a permis de l’engendrer. Or, ce contexte est une coupe artificielle, abstraite, réalisée pour la commodité technique au sein du mouvement éternel.

Si donc le concept est nécessaire à l’explicitation onti­que du monde, il est inopérant pour son dévoilement ontologi­que pour la simple raison qu’il ne peut exister à ce niveau.

Ces deux mots sont des concepts récents qui décrivent une expérience aussi vieille que l’humanité.

Regardons d’abord en deçà de l’humain. L’animal, la créature vivante est un être-dans-le-monde qui perçoit, qui a des affects, une intelligence instinctive et une faculté d’adaptation à son environnement.

L’invention qui transcende cet état est le concept abs­trait qui transforme la créature en un être-au-monde. La con­science n’est plus du monde, mais d’un moi qui est au monde.

L’animal a conscience de son attachement à sa territo­rialité, mais il n’a pas conscience de la territorialité. Il la vit, il ne la sait pas. Si l’on décrit la créature animale dans une perspective anthropomorphique, en lui adaptant la méthode conceptuelle humaine, on peut dire que sa situation est enviable, puisqu’elle vit pleinement sa vie, sage et calme, sans angoisse métaphysi­que.

C’est la faculté conceptuelle en effet qui crée la néces­sité du souci de la métaphysique et qui suscite l’exercice de la théologie et de la philosophie. Pour les humains, le mot ontique décrit l’être concret de l’expérience. Il n’est pas besoin pour les animaux d’établir une telle notion car eux ne pratiquent pas l’ontologie. Ils n’ont pas à penser l’être en tant qu’être. Ils vivent absolument la complexité inter-relationnelle de leur présent.

Le territoire d’un hibou défunt est immédiatement in­vesti par un jeune hibou en quête d’un domicile à prendre. S’il connaît approximativement la superficie nécessaire à son terrain de chasse, il ignore les frontières de celui-ci, bien qu’elles ne varient pas beaucoup d’une génération à l’autre. Ce sont les voisins qui lui font savoir nettement quand ses excursions le font sortir de ses bornes.

Il connaît intimement les repères de son monde.

Mais contrairement à nous, il ne connaît ni la négation, ni la généralité. La négation est conceptuelle, on ne la rencontre nulle part dans la nature. La généralité est la négation de la vie qui est uniquement, intensément particulière, là, maintenant.

Dans la pratique humaine, il s’opère un chassé-croisé entre l’ontique et l’ontologique : le champ concret de l’ontique en appelle à l’abstraction du concept, le plan spirituel et abstrait de l’ontologie en appelle à l’intégrité vitale du concret.

L’erreur du bon sens est de considérer concret le do­maine matériel de la vie courante et intellectuel l’abstraction de la philosophie. Il ne se rend pas compte qu’il gère la matière par et grâce au concept qui est abstrait et général, tandis que les œuvres de l’esprit lui permettent d’éprouver le pur phénomène de sa vie.

La querelle des systèmes dualistes, par exemple celle de l’idéalisme et du matérialisme provient de ce malentendu : ils se situent aux pôles opposés d’une même analyse conceptuelle qui ne prend pas garde à la véritable nature de “l’humain”.

Observons à nouveau notre hibou : ses informations sensorielles agissent ensemble, l’ouïe avec la vue, pour former un plan de vol qui doit réussir, en s’appuyant sur le vent, à faire contact avec la forme décelée, minuscule, qui ne se trouve à un point de l’espace qu’un infime moment du temps.

Son acte coïncide absolument avec sa connaissance.

Mais on ne peut dire de lui que sa connaissance ait un “sens”, ni qu’il possède une perception signifiante de ses sensa­tions. Nous sommes incapables de nous mettre à sa place : nous ne pouvons pas demeurer au stade éprouvé, chaud, vécu, de la sensation. Notre perception déborde du sensible.

Cette propension nous offre une puissance plus diverse et plus étendue que n’a le simple instinct. Mais c’est elle aussi qui, mal contrôlée, provoque en nous cet état de malaise qu’aujourd’hui on nomme le “stress”, qu’on pourrait nommer en français, dans une formule un peu trop assonante, “rétention de tension”.

Approchons nous de la fenêtre pour voir si le chat dort sur son coussin. Et puis pénétrons violemment dans la pièce en claquant la porte : instantanément, le chat est en alerte, toutes griffes et tous poils dehors. Une analyse clinique enregistrerait une poussée subite des taux d’adrénaline et de cortisone qui retomberaient à leur niveau normal dès que le chat, en nous re­connaissant, déciderait qu’il n’y a pas de danger.

Mais si c’est à nous qu’est infligée la même peur, notre réaction ne va pas finir avec l’arrêt de la sensation et l’évidence qu’il s’agissait d’une fausse alerte. Notre affectivité va rentrer en conférence avec notre imagination pour élaborer un drame conceptuel et cette rumination conservera la dépense chimique et entretiendra l’organisme dans un état de panique, nocif puis­que ces munitions fabriquées pour un combat de survie effective sont accumulées sans être utilisées.

L’on voit bien dans ce cas comment le concept incite l’organisme à tourner à vide. Un conteur pourrait en faire le héros d’une de ces histoires de génies dont les services causent plus de malheur que de bonheur à leurs maîtres. Le concept est un géant qui exécute les ordres de façon littérale. Il est, comme on dit, fort et bête. Il ne comprend pas quand on lui dit de ne plus faire ce qui était son occupation présente. Il n’obéira qu’à un autre ordre précis, concret, sans souci de motivation ni de conséquence.

Il ne peut en être autrement puisque le concept est un outil. Ce n’est pas lui qui peut avoir la vision synoptique de la situation, ce n’est pas lui qui fait corps avec le réel.

Dans les contes modernes de science-fiction, le robot, qui est la nouvelle version du génie, est l’acteur principal de scénari-cauchemars où la puissance mécanique subvertit l’ordre de la sensibilité, à moins qu’il ne s’humanise en se montrant capable d’intuition, de fidélité, de cœur et d’amitié.

En effet quand on lui laisse libre jeu, le propre du con­cept est son intolérance. Il est autiste, paranoïaque et schizo­phrène, incapable d’échange, d’empathie ni de sympathie. Il est tel qu’en soi-même, claquemuré dans sa suffisance. Essayez, pour voir, de réconcilier deux concepts. Celui de droite ignore celui de gauche qui n’a même pas idée de son existence. Une argumentation entre deux humains menée à coups de concepts ressemble à un dialogue de sourds : chacun poursuit son idée fermement attachée à des rails divergents. Pour qu’ils se ren­contrent, il faut l’intervention d’une autre puissance qui, comme un aiguillage, provoquera la disparition des deux systèmes pour en créer un autre. Il reste la matérialité des rails, mais avec une autre intention.

L’antagonisme des discussions de tout ordre qu’elles soient provient de ce que les adversaires s’attachent à la finalité logique de leur concepts. Celui qui dit que le verre est à demi vide n’aura jamais raison de celui qui affirme qu’il est à demi plein. On peut tirer des faits et des chiffres la démonstration d’une preuve et celle de son contraire.

Le concept de vérité aboutit à la constatation que la vérité n’est pas conceptuelle.

Intuition et Concept - dessin 1
XVI L’écriture me tient comme une envie d’aimer et lorsqu’autant qu’aimer me fait penser à mon seul cœur les mots me jaillissent et se choquent en petits pois moraux d’éthique alerte et dure, les mots se cornent sous mes doigts comme des ongles affilés pour la colère et vous pourchassent. Il vous sied peu d’espérer la confidence car c’est à huis clos qu’aimer me faut. Or,vous ne savez qu’attendre, congelés sur l’agora, que le soleil vous cuise et vous remise de vos taches. Quant à tâcher, point ne vous chaut. 16.7.1975
Intuition et Concept -dessin 22
Lexique Intérêt Pour trouver l’intérêt, il faut écouter l’histoire que raconte Cicéron : Tiberis inter eos intererat, le Tibre était entre eux. Le mot place le corps en situation. Inter sum, je suis entre deux feux, entre Charybde et Scylla, entre quatre murs ou entre amis. Mais le sujet n’est pas toujours le centre de la situation. Il peut constater qu’entre deux termes se trouve un intervalle, soit concret comme « l’espace d’un pied entre deux barreaux », soit abstrait, comme une durée « de quarante-six ans entre le premier et le sixième consulat ». Et puis, transcendée de l’observation factuelle, l’image va servir un jugement conceptuel : inter hominem et beluam hoc maxime interest … entre l’homme et la bête il y a cette différence essentielle… Car à ce niveau de pensée, la présence de cet espace entre deux choses porte l’attention sur leur nature propre. Hoc pater ac dominus interest, dit Terence, voilà ce qui fait la différence du père et du maître. La valeur sémantique du mot passe d’une notation topographique à celle d’un événement. Mais la participation à un acte implique son évaluation. Interesse alicui rei, être présent, assister à quelque chose entraîne l’examen des conséquences. La forme impersonnelle du mot signale ce fait psychique : interest mea, il est de mon intérêt, interest vestra, il vous importe, ad laudem civitatis, il importe à la gloire de l’état. La valeur est attribuée à l’acte même : interest omnium recte facere, tout le monde a intérêt à bien faire. Cet intérêt se majore d’un adverbe, interest multum, maxime, tanti, vehementer. Voilà le substantif doté d’une existence autonome. Mais il convient de se souvenir que son origine génétique décrit un processus physique dans une situation concrète. Toutes les acceptions du mot se réfèrent à ce fait naturel élémentaire : ce qui importe à tout organisme est de persévérer dans son existence. On désignera par la notion d’intérêt l’acte qui satisfait à cette ambition. Tandis que l’intérêt du prédateur est de capturer un gibier, celui de la proie est d’échapper au chasseur. L’existence est donc le théâtre d’un conflit d’intérêt. Au niveau d’existence qui nous est le plus proche, dans le monde animal, la volonté se confine à satisfaire les pulsions physiologiques. Les humains que nous sommes, dotés d’un système neuronal qui s’est découplé du réseau moteur, ont accès à un autre mode d’être au monde. Leur fonction cérébrale leur permet non seulement de réagir aux conditions matérielles dans lesquelles leur corps est engagé, mais d’introduire ce corps à un niveau virtuel d’actes psychiques. C’est à cette fin que fonctionne le langage humain. A la prise de conscience du corps dans son monde, « inter est », se combine la prégnante création d’une abstraction « l’intérêt ». Le destin du mot va se jouer dans la tension entre ces deux ordres, physique et psychique. Toutes les acceptions de la notion d’intérêt sont issues de ce fait fondamental d’un organisme placé en situation, qui doit inventer l’acte qui va favoriser son existence, que ce soit l’intérêt financier, dans le sens de rente et d’épargne, l’intérêt matériel qui répond aux désirs de consommation, l’intérêt pratique usant des capacités techniciennes. C’est toujours le même fondement quand l’acte est commis par empathie pour un organisme extérieur au sujet, s’il agit dans l’intérêt d’autrui, dans l’intérêt familial, général ou public. Cette sollicitude est proprement humaine par la nature de son engagement, qui est d’ordre psychique. Car si l’instinct peut avoir le souci de sa progéniture et même d’autres individus qui composent son territoire, il ne dispose pas de l’aptitude intellectuelle à vivre un autre intérêt. Ce qui importe à l’esprit, donc à l’humain, c’est de développer, d’accroître cette puissance d’agir conceptuelle qui le caractérise. Retenir l’attention, captiver l’esprit, éveiller le désir d’apprendre, exciter la curiosité, soulever l’intérêt sont des images physiques qualificatives d’activités psychiques et si l’objet que l’on poursuit est piquant ou ne manque pas de sel, ce n’est pas le corps mais l’imaginaire qui en sera ravi. La recherche d’un avantage est inhérent à la fonction vitale. Dans le monde animal dont les besoins sont uniquement physiologiques, l’intérêt est vécu en stricte obédience au rythme corporel qui dépend des lois matérielles de l’espace et du temps. La conscience existentielle humaine échappe à ces données ponctuelles. Par sa capacité à produire des images qui ne sont pas directement utiles au corps, l’humain se destine à agir dans un monde virtuel où se meuvent ces entités devenues autonomes que sont les représentations conceptuelles. Ce ressort vital qu’est l’intérêt va donc fonctionner en réaction à la présence de ces créatures mentales dont la force s’exerce malgré leur nature illusoire. L’intérêt dévoyé est celui dont le mobile et les moyens ne sont pas en accord. Quand l’appétit, mobile premier de l’intérêt, dont la pulsion est essentielle à l’organisme, cède sa précieuse impétuosité physique à la fonction psychique, l’appétit n’est plus synonyme de désir qui s’éprend d’un objet mais devient l’absolu d’un désir d’appétit. Inversement, quand l’intérêt psychique méconnaît sa fonction créatrice et se projette en se pétrifiant dans un seul objet, il se produit une confusion délétère entre l’aptitude à maîtriser la matière et l’idolâtrie d’un produit de la technicité. L’intérêt vital devient alors puissance nuisible. 2005
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