XV
Dans l’album des photos de famille de l’art, la notion toute nue qui apparaît en premier sur le tapis qualifie la valeur militaire. Au cours des âges, le mot s’étoffe de vertus cousines. Quand il parvient à maturité, il s’allie à l’esthétique et nomme leur affaire “art plastique”. Il semble qu’aujourd’hui la lignée de l’esthétique soit éteinte, l’art s’est tourné vers la famille Finance pour établir son nouveau catalogue.
Il serait fort instructif de considérer cette histoire dans la langue d’autres civilisations, mais à défaut de telles connaissances, essayons de dégager ce qui peut être universel dans l’aventure occidentale.
Le mot grec tekhnê incitait au développement des talents à l’intérieur de la cité. Le monde latin fait primer l’art de la conquête, y incorpore la technique. Il s’exerce dans ces tribulations nationales un principe de complémentarité valable pour tout le monde humain. Pour chasser, il est essentiel de fabriquer un outil qui servira d’autre part à protéger le territoire.
La défense du terrain de chasse est essentielle à la survie des animaux. Les pratiques alimentaires modifient l’évolution des espèces qui se côtoient. Mais cette évolution demeure au stade biologique.
L’intelligence humaine va transgresser les frontières de ce paradis. Elle affronte alors la solitude et la terreur. Ce n’est pas que l’intelligence soit criminelle, mais par le dévoilement de la vérité que l’intuition lui fait vivre, elle est désormais condamnée à subsister dans la douleur, à demeurer sur le fil du rasoir. Car sa conscience est l’opposé de sa nature physique. Par l’intuition, elle accède à l’esprit, cet état qui engendre. Elle est chargée cependant d’organiser ce précipité qu’est la matière. Sa puissance n’est donc pas de l’ordre de sa science.
Tout mot, tout geste, tout acte humain est un produit de son talent. Sur le versant de la matière, la vie humaine et l’art sont la même parole. Mais l’art et la vie qui bornent leur conscience à la matière perdent l’esprit. Prétendre renoncer à l’être n’est pas la mort, c’est une aberration qui efface l’histoire humaine.
La rivière existe, mais elle n’est pas sans la source.
Les œuvres de l’intelligence qui gère la matière sont belles et bonnes eu égard au besoin qu’elles honorent. Le moindre galet, le plus petit poisson de la rivière sont une part active de sa vie. Mais ils doivent allégeance à l’esprit qui l’anime. Cette formulation cependant est bâtarde, car le galet ni le poisson n’ont souci d’allégeance, ils sont tout simplement l’explicitation matérielle de l’état qui engendre.
Toute autre est la situation de la conscience humaine qui participe elle aussi à la fois de cet ordre matériel et de cet état qui ne l’est pas, mais dans la liberté – non plus dans l’instinct.
Tout le drame humain réside dans cette tentation d’accorder une valeur d’autonomie à son pouvoir sur la matière. Toutes les œuvres sont utiles qui servent des fins ponctuelles. Mais elles ne sont pas essentielles quand elles n’atteignent pas ce fond ultime où la conscience se fait être.
S’il est nécessaire à l’intelligence de se concentrer sur la matière pour œuvrer avec efficacité, elle ne peut pas ignorer que le gros plan est un détail et ne révèle pas le sens de l’image.
Or, l’intelligence humaine, fascinée par la matière, est séduite par la promesse de sa puissance. Anesthésiée d’orgueil, elle ne sent plus qu’elle est amputée de son intégrité. Elle choisit de ne plus voir que par les yeux de son corps. Elle se pense mécanique cérébrale et technique.
Les performances de ce niveau occupent certes une part importante de l’espace existentiel humain, mais elles ne sont pas originaires. Leur légitimité masque leur caractère secondaire. Puisqu’elles sont nécessaires à la survie, elles sont prises pour essentielles. Leur urgence et leur importance nous aveuglent.
Pour mieux voir, il faut descendre avec les premiers hommes et les premières femmes dans les cavernes obscures qu’une logique instinctive aurait dû éviter. Leur motivation n’est pas justifiable par des critères de rentabilité religieuse, esthétique ou sociale.
Ils cherchaient les profondeurs de la terre pour descendre au fond de leur être. Ils connaissaient l’intensité de leur conscience par l’épreuve de la suffocation, du silence et des ténèbres, et le signe qu’ils imprimaient dans la pierre était l’hommage à la créature qu’ils affrontaient pour vivre.
Cette image, réaliste et synthétique, ne visait pas à représenter l’apparence de la proie. Cette vision témoignait d’un regard qui affirmait la vérité du monde. Seul un humain pouvait signifier la nature justement là où elle n’est pas. L’esthétique est la saisie primordiale de la sensation qui demande à la mémoire des moyens de conserver son secret. Le talent de l’art est le moyen de cette déposition.
Plus la société humaine complexifie sa performance technique et conceptuelle, plus elle risque de voiler cette simplicité originaire : son unique bonheur est l’acte par lequel elle donne et reçoit la parole, où elle opère le chant du monde et sa propre création.
L’humanité est donc née du geste qui donne la forme. Cette capacité d’abstraction, cette aptitude à traiter la matière en transcendant l’opération des actes pour la survie, est la faculté constituante de la “nature” humaine.
Le dessin, l’écriture, le chant et la danse sont les actes majeurs de l’être humain, qui établissent le fondement de son être. Toutes les autres activités dérivent de cette trinité. Le boulanger, le garagiste ou le banquier dessinent, écrivent et chantent la forme de leur matière spécifique.
C’est du moins ce qu’ils font, même sans le savoir, sans la conscience du sens profond de leurs gestes.
Le mythe religieux situe la tentation au niveau d’une pratique de la connaissance. Ce qui importe dans l’acte est la faculté de se voir agissant. C’est la prérogative de l’humain. Mais c’est une responsabilité lourde à porter, la faiblesse humaine se fait difficilement à l’idée de sa formidable puissance. Elle enfante son double et l’adore dans le miroir. Ce double abstrait, divin, qui n’a de réalité que celle que l’esprit humain lui accorde, devient cependant la redoutable objectivation. La résistance que l’on découvre dans la matière ou dans la relation à l’autre, au lieu de la considérer comme l’enjeu même de l’exercice de la force, on la déifie, on la chosifie en une puissance extérieure devant qui l’on plie un genou d’esclave soumis.
Et pourtant, comment la musicalité du pianiste se manifesterait-elle sans la résistance des touches ? Le piano, c’est l’œuvre patiente et résolue de l’esprit humain. Bien sûr, les ondes jouent toutes seules dans le temps et l’espace. La musique commence au point de rencontre entre les potentialités de la matière et l’intention humaine.
L’art définit cette intervention d’une puissance qui interfère – avec une intention. Cependant, si tout est interférence dans le mouvement naturel, l’intention humaine ne peut être confondue avec la finalité de l’organisme et son adaptabilité pour la survie. Fabriquer un outil met en jeu un talent qui assemble des qualités dans le but de magnifier une production. Mais l’intention de l’art n’est pas l’utile. La connaissance objective, la science et l’industrie ne sont pas les actes fondamentaux qui donnent la visée de l’esprit humain.
Définir un acte par la finalité objective qu’il éclaire est se désister de l’humain, c’est régresser au stade de la matière ou du simple organisme vivant.
Opiner que les peintures pariétales étaient accomplies dans un but religieux, c’est présupposer l’existence objective du système “religion” – alors qu’à l’inverse, c’est l’acte formel du poème ou du dessin qui a relié les éléments du monde et créé cet espace abstrait où le système conceptuel du religieux a pu s’établir.
Cet acte originaire, avant lequel il n’est pas d’esprit humain, est absolument impensable dans un système de logique conceptuelle. La raison en est que cette logique, pour se constituer, a dû évacuer la puissance créatrice de la faculté que l’on nomme Untuition (qui donne accès à une forme de connaissance dont le support n’est pas le raisonnement et qui fait apparaître une méta-présence). La logique en effet ne peut être fondée que sur les propriétés de la matière (telle qu’elle apparaît dans la vie courante et sur laquelle est construite le système rationnel classique). Le principe de Raison et son corollaire le principe de non-contradiction en sont la résultante historique et consacrent officiellement un mouvement de pensée déjà explicité dans la parole grecque.
C’est avec la condescendance de la logique que le principe de Raison établi sur le concept se résout à ménager une réserve pour les activités humaines fondées sur l’intuition : les Beaux-Arts sont artificiellement distingués de la Pensée à la fin de ce XVIIe siècle qui annonçait celui dit “des lumières”.
Du coup, la beauté acquiert une réputation de supplément gratuit puisque l’on s’accorde à considérer comme valeur suprême l’activité secondaire qui consiste à nommer, à décrire et à utiliser. Mais ce monde que l’on traite, c’est Untuition qui en a vécu la co-naissance, c’est Mnémosyne qui en fut le témoin et donne accès à l’événement.
La pensée logique, en termes rigoureux de vérité humaine, n’est pas la pensée première. Le premier regard est une pensée sans concept. C’est une puissance agie, rassemblée en son centre et qui jaillit en harmonie de l’individu et du monde.
Il semble que l’on puisse en faire couramment l’expérience, quand la liberté se commet en acte et que la raison trouve, a posteriori, la justification. Le bon sens appelle ce phénomène agir avant de penser. Si la sagesse populaire recommande chaudement de réfléchir avant d’agir, c’est sur un plan d’élaboration déjà conceptuelle, pour une meilleure technique, comme l’on dit qu’il faut tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler.
Mais sur le plan éthique, chacun sait bien que les choix de liberté ne sont pas délibérés, que ses actes essentiels sont “spontanés”, c’est à dire dans un accord indivisible de la volonté avec la liberté. L’analyse et l’argumentation, pour précieux qu’ils soient, sont secondaires.
Ainsi d’une œuvre d’art, dont le sens n’est pas ce qu’elle « veut dire ».
XV
Je hais ces faux poèmes qui racontent les grives
sursoient à la douleur
au devoir de tailler dans leur chair
par des chants anodins
qui susurrent le temps
les couleurs et de sincères sentiments.
Que je m’étonne et m’envie de leur souple tendresse
moi dont les pieds fourbus
écrasent les oiseaux
et quand face à leurs visages étonnés, inconnus,
mon bâton, de ma main,
se dresse d’anathème
je sombre
pour me cacher de cette implacable sévérité
d’un sommeil oublieux, malmené cependant
des rancœurs de leur quiète suffisance.
En un mot, je suis bien étonnée de mon audace
à jauger tout ce tas de fadaises
et d’occire en un coup tant de ces bonnes volontés,
mais je ne suis pas, cependant, maître
de ce Glaive de Feu,
j’en suis, les yeux fermés
le Geste Glorieux.
16.6.1975
Intelligence
Analyser le corps du mot remémore une scène originelle . Le verbe intellegere dont il découle se décompose en deux membres, inter et lego. Ainsi que l’intérêt, il montre l’organisme en situation physique existentielle : nuces et oleam legere, c’est cueillir des noix et faire la récolte des olives. Cette activité de survie qu’image le mot pourrait convenir aussi bien aux animaux qu’aux humains.
Mais d’autres emplois de ce vocable « lego » impliquent une activité psychique, quand il s’agit par exemple pour Cicéron, homini mortuo ossa, de recueillir les ossements d’un mort brûlé sur le bûcher ou pour Virgile de carguer les voiles ou de filer. Le sacrilegus chez Horace ramasse et dérobe des objets sacrés. Le terme devient de plus en plus abstrait avec Cicéron pour choisir des juges ou chez Tite-Live, cives in patres, recruter des citoyens pour le sénat. Dans ce sens d’une activité conceptuelle, legere recueille par les oreilles et par les yeux. Enfin, Cicéron emploie legere avec libros, poetas pour lire les livres, les poètes.
La scène originelle montre donc l’organisme affairé à trouver, cueillir ou ramasser ce qui est de son intérêt. Pour accomplir au mieux cette activité profitable, il faut exercer un choix parmi ce qui est disponible ou possible. Interlegere explique ce discernement.
L’intelligence consiste donc à percevoir dans une situation ce qui convient le mieux à l’organisme pour augmenter sa puissance et se perpétuer. A cette fin, l’organisme est animé par l’instinct qui est le fondement de l’intelligence, puisque s’y affirme la force de cohérence de la matière. Mais si les corps tendent à se conserver par le lien interne qui tient les particules, il incombe à l’organisme singulier de réagir à la situation particulière où sa vie se déploie.
L’intelligence est alors fonction de la performance sensorielle qui permet une mobilité d’action en réponse à de nouveaux stimuli. Au niveau du vivant, l’intelligence est l’aptitude à s’adapter à des situations nouvelles et à trouver des solutions aux difficultés rencontrées.
Pour l’animal et pour l’humain, la définition de l’intelligence est la même. Ce sont les moyens qui diffèrent et avec eux l’amplitude et la portée de l’acte.
Pour l’espèce humaine, l’évolution s’est engagée dans une différenciation des fonctions neuronales qui permet au cerveau de commander des actes psychiques. Dès lors, la méthode est radicalement différente. Pour imager la performance, on pourrait dire que l’animal joue la seule voix de la perception sensorielle tandis que l’humain dispose d’un jeu à deux claviers. Comme toutes les métaphores, cette image ne rend pas un compte exact de la réalité, mais elle est évocatrice de la nature polyphonique de l’esprit.
Cette bi-polarité de la nature humaine conduit l’organisme à un déséquilibre permanent et à une inquiétude chronique. Tandis que l’intelligence animale visait à s’adapter aux conditions extérieures pour le meilleur profit de l’organisme qui s’y trouvait évoluer, l’intelligence humaine consiste à définir le moyen de son comportement. L’animal peut réagir, l’humain doit inventer.
La volonté animale se déployait dans la ligne directe de l’intérêt physique, sans « scrupule », sans « doute », sans détour. C’est la nature complexe de l’humain qui engendre ces événements psychiques car ils découlent de sa liberté. L’indépendance des fonctions psychiques de l’humain lui permet d’agir en dehors et à distance de son corps et induit la responsabilité, c’est à dire le contraint à définir la forme de l’acte et à en assumer l’intention.
L’être humain doit donc cueillir l’information vitale et la traiter selon les puissances dont il dispose, ce qui l’amène à développer ses capacités mentales en aptitudes intellectuelles ou manuelles selon qu’il a des usages abstraits ou concrets.
Mais cette intelligence technique est monstrueuse et mortifère quand elle ne se réfère pas de l’intelligence d’Untuition ou de « cœur » qui se destine à percevoir la finalité de l’acte.
2006
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