Intuition et Concept
XII 12
Nous étions parvenus, dans notre histoire, à la fin du XIXe siècle, où les facultés conjuguées de l’esprit humain donnent cette figure particulière, unique, au corps de la société. Nous ne l’avons plus aujourd’hui, notre paysage s’est modifié, mais il ne faudrait pas se croire arrivé. C’est le passé qui crée l’avenir de notre présent.
Une façon très courante d’apprécier l’existence des choses est d’en célébrer la disparition. Ainsi la nostalgie court-elle bon train dans le monde, l’on perçoit beaucoup mieux ce que l’on a pas directement sous les yeux.
Dans cette optique, on peut traiter l’art comme on fait un nœud à son mouchoir, en emballant le Pont Neuf dans des draperies esthétiques, pour se remémorer de le voir. Encore faut-il qu’il y ait un pont et qu’il soit digne d’être emballé. Viendra-t-il un jour où l’archéologue glissera délicatement dans un sachet un tesson de bouteille de Coca-Cola au lieu de le jeter dans un sac poubelle aux fins de désintégration ? Pour l’heure, riche de notre présent, nous sommes indifférents au fait qu’il puisse acquérir la valeur d’un fragment d’os ou de silex taillé, mais pour un paléontologue aussi éloigné de nous que nous le sommes des dinosaures, de tels vestiges seraient précieux car ils permettraient de décrire la nature, l’industrie et de dater l’existence d’organismes du passé ; de même qu’un objet banal et commun méritera d’être vu s’il est attribué à quelque personnage célèbre.
Dans ce cas, le regard est sollicité par un intérêt tout anthropocentrique.
Mais revenons près du pont, à l’aube d’un jour d’été. Nous sommes enveloppés par une brume rose qui vire au gris-bleu près de l’eau. La pierre palpite sous les rayons et la lumière emplit nos yeux. Chaque molécule de ce monde est imprégnée de l’instant. Cette vision est une intensité qui n’appartient qu’à nous. L’événement dévoilé là est unique, n’a pas de témoin, est incalculable, ne laisse d’autres traces que l’émotion de notre mémoire qui nous permet à jamais de vivre à nouveau l’extase.
Or, quelle en était la cause substantielle ?
Changeons le décor, pour voir. Jetons sur le fleuve une passerelle fonctionnelle, sur la berge, une cabane de chantier, plantons un derrick et devant le soleil, un panneau publicitaire. La brume indique l’heure et qu’il va faire chaud. La lumière du soleil permet d’éteindre les projecteurs et annonce l’arrivée de l’équipe de jour. Le panneau jette une ombre et pourtant nous fronçons les sourcils pour protéger nos yeux d’un reflet métallique qui les a éblouit.
Tous les objets qui se tiennent devant nous sont les modalités d’un système d’alarme dont la fonction est de nous faire endosser le harnais pour activer la noria de la pratique utilitaire.
Les deux décors, les deux situations conséquentes aux décors sont les symboles du clivage de la pratique existentielle occidentale. Ils attestent la présence de deux attitudes psychiques contradictoires vis-à-vis de la réalité extérieure, d’où proviennent toute une série de couples opposés : la poésie et la science, le fantasmatique et le réel, l’art et la pensée.
Nietzsche admirait Socrate mais il se lamentait aussi de son attitude conceptuelle. Il le rendait responsable de notre dichotomie. Il s’étonnait qu’un fils de sculpteur ait aussi totalement ignoré la forme et transformé la Parole en Logique. Il faut croire qu’en Socrate s’est affirmée une mutation génétique qui avait pour caractéristique de privilégier l’information, comme on fait pour le Net aujourd’hui, en mettant l’accent sur le volume et la rapidité de l’information, plutôt que sur la capacité personnelle de méditation.
Socrate savait manier le langage mais sur le mode éristique, il voulait persuader.
La saisie intuitive est individuelle et pratique, mais n’est pas communicable (sauf par l’œuvre d’art qui exige à son tour une saisie intuitive). Pour communiquer une information utilisable, il faut tirer de l’expérience un principe abstrait. Le concept en est la formule.
Mais si l’on oublie que l’expérience a son fondement dans la saisie intuitive, l’on finit par croire que le concept gouverne, quand il est issu de l’intuition.
Notre existence se nourrit de l’utilisable. Le concept lui permet d’élargir ce champ d’utilisable en créant de nouveaux objets. Mais si la valeur de ces objets se réfère exclusivement au pouvoir du concept, on établit un système fonctionnant en circuit fermé, où l’objet engendre l’objet par filiation logique et conceptuelle, en coupant tout accès à la valeur originaire qui était de nourrir notre existence.
Car l’utilisable n’est pas limité à l’utilitaire.
C’est estropier l’art que de vouloir l’atteindre par la voie conceptuelle d’une règle esthétique déterminée, quand sa visée est le déploiement de l’indicible.
L’émeute dadaïste rabattait la pratique artistique à une protestation de type révolutionnaire. Cette révolte juvénile procédait de façon belliqueuse en mettant tout par terre. Né en 1916, ce mouvement s’accordait parfaitement à l’humeur tragique et absurde de la guerre. Ces manifestations de dérision réagissaient tout à la fois contre les valeurs établies et leur brusque écroulement. Leurs auteurs étaient lucides quant à la portée d’une colère adolescente qui exige une adhésion complète de l’individu aux nécessités profondes de sa nature. Exaspéré, négateur et désespéré, il n’a pas d’égards pour les valeurs établies parce qu’il cherche sa propre assise. Mais son déséquilibre exprime également un brûlant enthousiasme pour les valeurs auxquelles il aspire.
Les dadaïstes voulaient protester contre le machinisme proliférant à l’époque de l’invention du travail à la chaîne et des cadences industrielles qui asservissaient le travailleur à la productivité. Mais le tourbillon de la guerre bouscula, déporta, transforma tous les comportements. Leurs agissements provocateurs étaient la conséquence du traumatisme de la guerre, leur esprit de dérision était la contrepartie nihiliste de ses effets dévastateurs.
Il est hypocrite et faux d’attribuer la désacralisation de l’art qu’ils ont commise à une intention d’ordre culturel. La révolution esthétique avait été accomplie par la génération précédente. Les jeunes dadaïstes étaient déjà les héritiers d’une révolution qui avait modifié les relations des règles et de l’art, qui voulait faire échapper l’art à la tutelle d’un pouvoir de l’argent et lui faire vivre toutes les aventures de l’esprit.
Mais justement, l’état d’âme de la société de l’après-guerre était fortement marqué par les assauts qu’avait subi sa sensibilité : la révolte adolescente de cette génération fut donc cynique et autodestructrice. C’est à la notion même de l’art – qui lui tenait à cœur – que Dada s’en prit. La guerre avait tout détruit, les intentions révolutionnaires artistiques se retrouvèrent la tête en bas : la dénonciation du modernisme machiniste se retourna brutalement et devint l’affirmation de sa seule réalité. L’objet industriel fut installé sur un piédestal et le peuple invité à le considérer comme objet d’art.
C’était la juste conséquence de sa nouvelle religion et de sa propension à l’intellectualisme, produits bruts de la conceptualisation de la société.
Ainsi l’esprit du temps s’affichait-il sur tous les fronts, thématiques et stylistiques, en imageant les nouvelles donnes de la représentation. La séparation de l’Église et de l’État avait annoncé officiellement l’installation des nouveaux locataires du site de la croyance. La science était l’avatar de Dieu.
Cette inflexion psychique se déclinait dans toutes les activités humaines, à commencer par la production artistique, ses diverses théories s’accouplant aux découvertes et leurs applications technologiques, l’abstraction avec le microscope, le cubisme avec la relativité de l’espace et du temps, le pointillisme avec la spectrographie …
Mais s’il est évident et légitime qu’une œuvre de l’esprit signe son temps par la nature de sa matière mentale, il ne faut pas que les humeurs délétères de ce temps corrodent les sources vives de sa croissance.
Alors, tout serait consumé : le talent, le savoir-faire, l’habileté du génie humain aboutissant à la fission de l’atome et par négligence et passion criminelle, à la désintégration du monde et à la fin de l’art.
XII
Pénombre en croustille
ou
Cerise aloyau?
Où cela donc va-t-il mener ma barque?
Pourquoi les mots
dont tant je me délice
et puis sujets à trahison
quand pour les autres ils font la mise.
Fichez dans l’âtre vos guenilles
Ne sont pas dignes
Que les cendres les éparpillent
pièces éculées, paniers percés!
Vous avez ri de mon souci.
Que direz vous quand sous la pluie
Viendrez, malins, pour vérifier
si vos racines -bien pourries-
peuvent encore pousser.
Mais moi, lassée de votre impécuniosité
je me babille
des choses bien ésotériques:
« Pénombre en croustille… »
(et moi de saliver!)
Et vous jamais ne rêverez
Sur la couleur de la Cerise
Tant pis! Vous l’aurez vue passer, paniers percés.
11.4.1975
Idéologie
Quand on se réfère à l’origine du langage, les mots s’animent dans un théâtre d’action très pratique. Pour « idéologie », c’est le fait de traduire en parole ce que l’on voit de ses yeux.
En grec, eidos montre l’aspect, la forme du corps puis la forme d’une chose dans l’esprit, une idée. Le mot idea, en effet, repris par le latin, provient de la forme verbale signifiant voir de ses yeux, observer, examiner, qui devient pour l’esprit se figurer, se représenter par la pensée.
De même, idea montre l’aspect extérieur, l’apparence et par suite la forme distinctive. Pour la faculté psychique, idea désigne le principe général servant à une clarification, donc l’idée comme conception abstraite par opposition aux choses concrètes.
Le mot d’idéologie apparaît à la fin du XVIIIe siècle dans les ouvrages de Destutt de Tracy pour nommer une science qui parle de l’idée, qui étudie l’idée comme fait de conscience et de ses rapports avec le langage, les signes qui le représente. Ce travail s’inspirait des écrits du philosophe Condillac qui énonçait dans son Traité des sensations (1754) que les connaissances sont des sensations transformées ou composées.
A la suite de cette formulation se développe un mouvement intellectuel qui vise à définir les principes d’une métaphysique moderne. Mais ses adversaires condamnent ces discussions comme des abstractions sans rapport avec les faits et la réalité positive, à l’instar de Napoléon, qui selon Chateaubriand, détestait la « philosophaillerie ».
Bientôt, vers le milieu du XIXe siècle, le mot se spécialise en « doctrine d’un parti ». Dans la terminologie marxiste, c’est l’ensemble des idées, des croyances propres à une époque, à une société, à une classe (par opposition aux faits économiques et à l’infrastructure). Bien que, par extension, l’on puisse employer le mot pour désigner les différents systèmes d’idées, en comparant ou en opposant plusieurs philosophies du monde et de la vie, le mot est souvent employé pour nommer la construction intellectuelle émanant de la fraction dominante de la société. En ce sens, Roland Barthes précise que l’expression « idéologie dominante » est un pléonasme.
Les drames historiques provoqués par certains systèmes répandus au XXe siècle ont incité une réaction qui entérine la déconvenue et cherchant à s’attaquer à la cause supposée, parle de la « fin des idéologies ». Cependant, si l’usage du mot revient à dénier le sens doctrinaire absolu, la pratique idéologique est toujours active. Seulement, pour ne plus paraître aussi directive, elle se veut « rigoureuse » et adopte des arguments d’allure scientifique. Ainsi l’allégeance ne semble plus exigée par un groupe dominant mais par des représentations émanant de l’ensemble de la société.
L’histoire du mot illustre bien le processus de l’esprit. La perception sensorielle renseigne d’abord sur l’apparition et l’aspect des corps et des choses. L’apparence alerte la conscience et provoque des réactions d’adaptation. C’est là toute la fonction animale. Mais le psychisme humain est capable d’agir aussi dans le monde virtuel de ses conceptions abstraites. L’idée est alors l’apparence d’une créature mentale.
L’humain peut adopter deux postures : l’une enregistre les variations du monde extérieur, l’autre examine l’état de son évolution mentale. En termes psychologiques, l’homme d’action se confronte au philosophe. Mais cette figure est une caricature puisque le matériau du philosophe est d’abord le concret tandis que le projet de l’homme d’action émane toujours d’un dispositif abstrait. D’ailleurs, cette confrontation est signe de désastre puisque l’action pure est la pulsion effrénée de la volonté, tandis que l’idée même de « pensée sans corps » est une absurdité puisqu’elle sort du champ existentiel de l’humain. Pourtant, le langage commun fait le jeu de cette dichotomie en parlant ironiquement du grand écart entre « celui qui prend la vie à pleins bras » et « celui qui n’a pas les pieds sur terre ».
Force est alors de constater chez l’humain l’ignorance de sa propre nature, quand il use de sa Raison comme Monsieur Jourdain de sa prose. Sans doute est-ce un processus naturel, puisque la matière qui se rencontre et invente de nouvelles combinaisons, affirme ses créations en les menant à l’existence, dans la mesure où leur forme est cohérente et donc viable. Dans ce mouvement, on peut considérer que le type humain n’est pas encore abouti et reste hypothétique tant qu’il ne cherche pas à maîtriser les forces qui s’essaient à se former en lui.
L’enquête du sens peut profiter encore de l’étymologie. En grec, eidos est l’aspect extérieur, la forme du corps et par extension nécessaire au pouvoir mental, la représentation dans l’esprit, l’idée. Cet objet psychique cherche à se concrétiser, c’est l’eidolon qui est la représentation des traits, l’image. Mais si pour cette racine verbale eid cohabitent le sens de voir de ses yeux avec celui de se représenter par la pensée, le sens abstrait s’impose quand le mot indique la possibilité pour cet objet imaginaire d’être un simulacre, un fantôme ou une image réfléchie dans l’eau. Quand eidolon signifie l’image d’un dieu, les deux pouvoirs physique et psychique sont combinés.
Mais en grec ancien, eidolon n’est encore l’idole qu’au sens de déité. L’idolâtrie est simplement le culte des idoles. Pour dénoncer un comportement dévoyé vis à vis de ces objets psychiques, on associe le terme qui annonce la folie : l’idelomania est un culte passionné qui investit le regard adorateur sur l’image matérielle de la déité. Dans cette attitude, le pouvoir psychique est anéanti, l’imaginaire pétrifié, la conscience obnubilée par la force matérielle.
Dans ce drame sémantique, on peut lire celui du psychisme humain. La conscience individuelle est logée dans un corps qui la détermine. La fonction cérébrale acquiert une aptitude à produire des mouvements qui ne sont pas seulement liés aux réactions physiques. Ce pouvoir psychique est pourtant utilisé pour subvenir aux besoins du corps. Il peut advenir alors que les objets psychiques soient confondus avec des substances matérielles. La puissance qui peut organiser la matière se laisse impressionner par les seuls caractères physiques. Le pouvoir qui donne forme au possible devient soumis au charme de l’apparence. L’aptitude à concevoir l’in-fini se met en posture d’obéir à la créature finie.
Le logos est l’exercice spécifiquement humain qui transpose en un signe physique, visuel ou sonore, la puissance de virtualité psychique. Dans l’idéologie, le logos inverse son usage en réifiant sa source et son origine. La puissance d’agir est bloquée sur les qualités matérielles de cette créature psychique chosifiée.
La conséquence de cette inversion est un état morbide et mortifère. L’idéologie est la négation de l’invention évolutive qu’est l’humain. L’idéologie castre l’individu de l’aventure de sa liberté.
2006
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