XI Mais reprenons le fil de notre histoire.

Qui va déterminer les caractéristiques conditionnelles de cet objet d’art susceptible de porter le jeu de la surenchère ? Qui met à sa disposition ce trésor mobile qui peut rivaliser avec la magnificence des rois et les privilèges de la noblesse ?

Ce sont ceux qui se sont établis dans les bourgs, qui se sont affranchis de la juridiction seigneuriale, qui bénéficient d’un statut privilégié, qui ne travaillent pas de leurs mains et possè­dent des biens.

Le mouvement moderne se dessine : l’esprit humain se com­plexifie, se ramifie, se spécialise. Il se conceptualise mais par le truchement de matériel concret, et quand le concept d’art vient au jour, ses créations deviennent la propriété de ceux qui pos­sèdent déjà le plus d’objets.

Aussi infléchissent-ils les règles de l’esthétique pour le profit de leurs intérêts, et cravachent-ils avec assurance ce qui dénon­cerait leurs normes et découvrirait leurs atouts tricheurs. L’art académique bourgeois n’a d’autre raison d’être que de perpétuer les valeurs internes d’une caste spécialisée dans la production de biens matériels par sous-traitance.

Les canons d’harmonie, que l’on avait hérité par tradition des œuvres de la Grèce antique (que l’on aurait pu tout aussi bien déduire de celles de leurs cousins lettrés chinois) sont recalibrés à l’aune d’un “bon goût” qui a surtout la pudeur de masquer les moyens du profit. La beauté s’entend avec la piété pour ne s’attendrir que sur le linge bien lavé, repassé, empesé. Tout ce qui tache la décence de ce monde policé est impie, scandaleux et laid.

Bien sûr, l’esprit de vérité ne se manifeste pas dans des cou­pes aussi rigoureusement taillées que les habits de cette volonté de possession qui place avec précision tout ce qu’elle peut dans sa poche. L’esprit du beau est bon prince, il visite sans réticence tous les antres et tous les palais.

Si bien qu’un désir révolutionnaire doit être prudent s’il en­treprend de nettoyer la place : sous prétexte d’éliminer l’académisme, il ne faut pas jeter avec lui les règles de l’harmonie, de l’esthétique et de la beauté. Ce ne sont pas les concepts qui sont en cause, c’est le cœur et la main de ceux qui les emploient.

Il faut donc examiner de plus près comment, pour l’académisme bourgeois, les règles ont failli garrotter l’art. A vrai dire, dès le moment où les liens se resserraient, l’art propre s’était envolé, ne laissant derrière lui qu’un simulacre.

Mais revenons aux modalité du crime. Comment de bonnes règles peuvent-elles devenir impropres ?

La réponse est tout simplement que le propre de l’art n’a pas son fondement dans les règles, pas plus que la dignité d’être humain n’est issue de la propriété. La propriété est un droit naturel reconnu par la Déclaration des droits de l’homme. Cela ne veut pas dire qu’il suffit d’évaluer la richesse d’un propriétaire pour estimer l’homme. Si l’on compte qu’un homme de biens n’est pas un esclave, on commet l’erreur d’oublier qu’un homme de bien peut l’être, tel Ésope.

La richesse matérielle établit sa comptabilité par addition et multiplication (en évitant le plus possible la soustraction). Elle aura la même attitude envers l’art qui devra, pour être conve­nable, être édifié sur les règles qui ont fait la preuve par neuf de leur efficacité. Ainsi, à suivre aveuglément les règles conventionnelles aboutit-on à la froideur, à la sécheresse, à la stérilité.

La répartie d’un célèbre mauvais élève du professeur Gleyre est édifiante : – Monsieur Renoir, réprimande le maître qui ne voit pas les règles appliquées dans le dessin qu’il veut corriger, c’est sans doute pour vous amuser que vous faites de la pein­ture ! – Certainement, répondit Renoir, si cela ne m’amusait pas, je vous prie de croire que je n’en ferais pas.

Les règles sont des béquilles. Il vaut mieux, si l’on peut, mar­cher sur ses propres jambes. Un observateur impartial constate­rait d’ailleurs que l’allure d’un homme qui marche sans béquilles est plus souple, harmonieuse et affirmée. Décomposer le mouvement, faire un schéma du pas ne produira jamais qu’un concept de la valse. Il faut que le corps du danseur saute dans l’intuition pour atteindre la grâce.

Dans la culture officielle occidentale du milieu du XIXe siè­cle, l’art, comme les femmes, est corseté. Il est objet de luxe, ornement, il est modeste et gracieux, il est symbole et preuve de réussite financière.

Il est sévèrement réprimé, tenu sous la férule d’une juridiction vigilante. Il n’a droit de cité que si sa mise décente est approu­vée par un comité restreint de juges qui lui accordent, selon le mérite d’un barème par eux établi, la hiérarchie d’une présence sur les murs, à hauteur du regard ou sous le plafond du Salon.

Mais l’exercice de la coercition engendre la rébellion.

Avec le recul, on peut constater qu’elle a trois faces. C’est une protestation de type révolutionnaire apparente dans le thème ou le sujet de l’œuvre. La révulsion s’opère également au niveau formel en révisant les règles de technique et d’esthétique. Et puis, l’intuition artistique évoque les nouvelles péripéties de l’aventure humaine, intégrant ou anticipant les réalisations majeures.

Mais ces notions éclairantes sont de l’ordre du concept dont, comme à l’accoutumée, les efforts de classement sont boulever­sés sur le terrain. Il y a loin en effet de la Liberté guidant le peuple d’Eugène Delacroix aux productions de ceux de ses contemporains qui proclamaient que “l’Art devait exclusivement viser à la morali­sation des masses !” Rien n’apparente Les Cribleuse de blé de Gustave Courbet à la “Pauvre Fileuse” dépeignant un petit gar­çon qui met le pied sur un cocon.

L’art ne peut être défini par son seul caractère d’utilité so­ciale, d’ailleurs située aux antipodes selon qu’elle est considérée par un bourgeois ou par un révolutionnaire – à moins que par un tour historique de l’hypocrisie, les rôles ne s’inversent, le spécu­lateur s’appropriant l’image qui avait fait scandale quelques saisons plus tôt, ou comme en février 1848, avant les dé­bordements de la haine de classe en Juin, la flatterie du peuple faisait proclamer aux millionnaires de Paris “nous sommes tous des ouvriers”.

On juge un arbre aux fruits qu’il porte, les beaux discours ne font pas l’ouvrier, et puis, l’enfer est pavé de bonnes intentions. Ces métaphores populaires mettent en garde contre les appa­rences trompeuses qui mentent, et celles qui réduisent, sans le savoir, de bonne foi. Par exemple, si l’on regarde la figure d’un triangle de profil, on ne verra qu’un segment de droite. Si l’on détache ce segment, dans l’idée de rendre utile ce bâton, la fi­gure est détruite.

La protestation révolutionnaire contre l’hégémonie de la bourgeoisie sur l’objet d’art était juste quant à la justice sociale, elle n’était pas juste quant à l’art, sauf dans les œuvres où le sujet apparent n’est pas le seul constituant.

Nous trouvons donc deux attitudes aussi réductrices, bien que radicalement opposées l’une à l’autre. L’art révolutionnaire, issu d’un grand modèle s’il se réfère au David des années utopiques, aboutit à rabattre l’objet d’art sur le seul usage de la récrimina­tion – tandis que l’art des nantis se cabre sur la volonté de con­server des règles empruntées au modèle antique.

Tant et si bien que ces derniers ratent tout d’abord ce qui était nommé plus haut la deuxième face de la rébellion, c’est à dire la nouvelle apparence temporelle du mouvement de l’intuition ar­tistique.

Ils méprisent les Cueilleuses de Pommes de Pissaro qui ne sont pas “nobles” et s’indignent contre Monet qui transgresse les préceptes d’une esthétique arrêtée en mettant sa technique au service de sa sensibilité. Le terme d’impressionnisme sera moquerie qui veut annihiler, signe de ralliement pour une liberté, et puis se figera dans la ré­férence à une cotation boursière.

Tandis que le propre de l’art est de répondre à un appel en lui donnant la forme mémorable, l’asservissement de l’objet d’art en propriété recouvre son éclat de l’opacité de sa mise à prix.

On dirait bien que si le mot “art” est devenu le signifiant spé­cialisé de peinture, quand on parle autrement de littérature, de sculpture, d’architecture ou de musique, c’est que l’objet pictu­ral – le tableau, le dessin, la gravure – était plus commode à manipuler, que l’on pouvait plus facilement l’enfermer dans un coffre-fort.

Mais ce sont les génies inférieurs qui restent prisonniers dans les bouteilles, l’esprit qu’habite l’humain n’est pas arrêté par le bouchon d’un flacon.

La troisième face de la rébellion concerne la mutation perma­nente du paysage et de l’esprit humain. Nous avons vu qu’entre la fin du Moyen-Age et le XVIIIe siècle des bouleversements économiques et sociaux vont aboutir à la création d’un nouveau concept. L’artiste apparaît, dont le portrait caricatural est révé­lateur : c’est un rêveur, un être qui n’a pas les pieds sur terre, il est fantasque, outrancier, irresponsable. En contrepartie de tous ces défauts, on lui concède parfois du talent, quelquefois du génie, d’ailleurs inquiétant.

Cette description correspond à la vision de Monsieur et Ma­dame ON qui eux sont sérieux, propres, économes et chargés de famille. Si cette vision du citoyen moyen et de ses préoccupations majeures est à son tour caricaturale, c’est que ces expressions ne sont que des ruades de Concept éperonné par Affectivité.

Allons donc plus avant, d’un trot plus égal.

Nous sommes tous égaux devant le destin, Bossuet l’a dit, Freud aussi. Nous sommes tous acteurs dans le jeu humain et nous écri­vons notre rôle en concomitance avec celui des autres acteurs et en synergie avec le mouvement du drame.

Nous vivons sans cesse dans le champ d’actions, de réactions et de contradictions.

L’image du jeu théâtral est adéquate pour évoquer les interactions et la responsabilité de tous les figu­rants. Mais elle tourne court. Car nous vivons tous l’aventure humaine en direct. Il n’y a pas de scène, pas de public, pas d’écran. Nous sommes tous dans le bain. Cette image-là donne à penser que la situation n’est pas toujours agréable, que l’on préférerait souvent ne pas se mouiller, ne pas courir le risque de boire la tasse.

Le poète est un noyé qui respire.

Fondamentalement, c’est là notre nature à tous.

Mais si chaque instant du temps nous fait mourir à nous- mêmes, notre existence est pourtant ce présent qui prend corps et s’ancre dans la matière. Nous avons oublié ce corps que nous étions, enfants. Il est juste que nos soins s’intéressent à l’état, aux souffrances, aux besoins de ce qu’il est aujourd’hui.

C’est en ce sens qu’une œuvre d’art est de son temps.

C’est ainsi que les poètes Giotto et Jean-Sébastien Bach pei­gnent la même chanson.

Intuition et Concept - dessin 1

 

XI

Filons de jour la mendicité laborieuse

et de nuit

soyons gais comme pinsons.

Abusons de mélasse

en guise de sociable graisse

mais recueillis pour la précieuse solitude

délectons-nous de nectar et de miel.

Affichons de concert, l’œil clos,

l’acquiescence hypocrite

et gaussons-nous en par devers

aux brillantes fusées

de notre entente sincère.

Car les futiles et sots enchâssent leurs trésors

dedans leurs pots percés qui n’ont pas cours chez nous.

15.3.1975

Intuition et Concept -dessin 22

Humain

Le bon sens qui recommande d’appeler un chat un chat et qui donne ainsi le conseil de préciser la nature d’une chose par son nom observe aussi que l’on juge un arbre par ses fruits.

Constatons donc que le caractère spécifique de l’espèce humaine est son schème opératoire conceptuel. Cette performance psychique résulte d’une évolution physiologique accordant l’autonomie aux fonctions cérébrales qui ne servent plus exclusivement le réseau moteur, comme chez l’animal. Cette capacité d’abstraction ouvre la conscience humaine à l’univers du virtuel. Tous les actes humains, techniques, esthétiques ou mystiques sont les manifestations de cette aptitude psychique à figurer le possible.

L’humain se distingue en effet des autres organismes en ce qu’il est à la fois acteur et observateur de la création du monde. Bien qu’il soit lié par son corps à l’aventure de la matière organisée, il échappe à cette destinée par la nature de son esprit. Sa puissance psychique participe des états de la matière qui ne sont pas les précipités spécialisés formant les corps. Sa vision mentale peut dépasser les limites imposées par cette forme qu’est la vie et ses caractères obligés de l’espace et du temps.

Il se trouve donc dans la situation instable d’être ce qu’il n’est pas et de ne pas être ce qu’il est. La dichotomie du corps et de l’esprit est la formulation naïve d’une vérité ressentie. C’est le paradoxe que cette transcendance soit actualisée dans une matière corporelle qui ne dure pas. L’éternité vit et meurt au sein de chaque conscience humaine. L’ubiquité, interdite au corps, est une vertu de l’imaginaire.

Cette incarnation métaphysique qu’est l’humain peut s’abîmer quand elle ne parvient pas à composer l’équilibre entre ses incompatibles. Un corps qui joue de sa puissance virtuelle sans respecter les capacités de la matière organique aboutit à l’auto-destruction. Un esprit qui néglige de cultiver sa valeur et s’en remet aux pulsions corporelles produit une aberration.

Le bon sens le sait bien qui donne au vocable humain une connotation qualitative. Est inhumain ce qui est brutal, cruel, féroce, impitoyable. L’on croit trouver dans la nature animale le modèle de ces conduites mais l’esprit qui s’en tient à cet ordre physiologique commet l’erreur tragique d’ignorer sa propre nature. De par sa capacité psychique en effet, il est capable de dépasser les limites imposées par son existence organique et tous ses actes portent l’évidence de cette structure bi-polaire.

La « bestialité » de l’humain est une mauvaise métaphore qui prête à la bête un pouvoir qu’elle n’a pas, tout en feignant d’ignorer la réalité de celui qui est manifesté par le crime.

Mais peut-être l’humain cherche –t-il une échappatoire à son destin en insistant sur l’évidente « cruauté » de la nature car il sait que l’évolution le place dans une situation délicate. En acquérant le pouvoir psychique, il a perdu beaucoup des merveilleuses capacités physiques animales mais il a gagné la faculté d’accroître sa puissance par l’artifice. Avec ce pouvoir, il lui incombe la charge de sa maîtrise.

2006

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