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Nous avons dit ailleurs * que ce qu’on appelle aujourd’hui “l’art conceptuel” n’était pas une fantaisie tombée du ciel mais était l’image de la mentalité contemporaine. Nous avons affirmé que celle-ci était le supporter de celui-là (comme on dit dans le monde du football) même si, entraînée par le train-train de sa quotidienneté, elle en était inconsciente et choisissait, par indif­férence, de le récuser.

Nous avons rappelé ici comment la spécificité de l’intelligence humaine était caractérisée par une faculté d’abstraction, c’est à dire la capacité de former des concepts.

Nous avons vu qu’il était dangereux de prendre ces produits abstraits pour des substances matérielles, par analogie avec l’apparence des choses utilitaires de la vie courante et de les traiter selon la nature de ces choses, comme on sait du chat qu’il est noir, qu’il est doux, qu’il a faim ou qu’il n’est pas là. Le concept n’a pas d’être, pas de substance, pas d’attribut, pas de qualité. Il est l’instrumentation d’une hypothèse et d’une expérience.

Pourtant l’esprit humain dans tous ses états d’action et de méditation subit l’attraction de cette cristallisation de l’être en choses, état qui est la condition existentielle de la vie. La tentation de cette attraction consiste à confondre le plan de l’être avec les déterminations objectales. Tout au long de l’histoire humaine, sa conscience de l’être a été projetée sur des objets (le soleil, des animaux, les dieux), les religions se sont spécialisées en des propagandes dogmatiques qui défendaient des contenus con­crets et en attaquaient d’autres, au nom de l’être.

Le concept fait chose usurpe le pouvoir et devient tyran.

Le concept dominant de notre époque n’est plus d’obédience religieuse, l’humain ne veut plus subir la loi divine, la foi s’est attachée à la puissance de domination humaine. Mais si l’on reste fasciné par ce sur quoi l’on exerce sa puissance, l’on de­vient en fait esclave de cet objet dont on se croyait maître.

Dans son désir légitime de connaître le monde, la pensée s’efforce de nommer les qualités de l’objet. Cet effort a suscité plusieurs effets secondaires, à part les réussites objectives de l’opération.

La concentration du regard provoque une illusion de recul, on a l’impression qu’il s’agit de l’action d’un sujet neutre maniant un objet substantiel et immuable. Cet effort du regard trouve sa récompense quand il discerne de nouvelles qualités à l’objet, il se satisfait de les nommer et il éprouve que le réel réside dans la formule qu’il vient d’inventer.

Dès lors, la suprême performance consiste à installer les ob­jets dans un ordre nouveau pour y lire des variations de la for­mule. Dans cette représentation, c’est le concept qui donne le “sens”.

Avons-nous là le sentiment d’une plénitude, d’une intime sa­tisfaction de toute la personne, ou bien découvrons-nous que dans ce “sens”, nous n’aboutissons qu’à une impasse ?

Pour en sortir, il faut oser un saut.

L’art est le vecteur le plus sensible de l’être.

L’inconvénient d’une définition, c’est que les termes qui per­mettent de déterminer les caractères de ce qui est à définir ne sont connus que superficiellement, sont donnés par l’habitude et demandent éclaircissement.

Définir une chose, c’est indiquer les limites au delà desquelles on ne peut plus la trouver. Pour la vie quotidienne, il faut savoir où sont les choses pour pouvoir s’en servir et se lancer grâce à elles dans une entreprise.

Mais les lois de l’espace-temps qui régissent bon nombre d’activités n’ont cours que dans le monde qui s’ordonne par l’apparence de la matière. Et ce monde là n’atteint pas les limites de l’expérience hu­maine.

Il convient donc pour appréhender ce concept “d’art” de sauter hors du champ de l’expérience quotidienne, et comme on ne voudra plus confondre l’être avec son apparence matérielle, il pourrait s’avérer utile de faire une litanie des définitions ré­ductrices qui le situent au niveau de l’objet qualifiable.

Comme le citoyen contemporain de l’automobile rêve de voitures et discute des qualités respectives de Jaguar, Renault, Rolls-Royce ou Mitsubishi, l’on peut porter un jugement préfé­rentiel sur des objets d’art primitif, d’art nouveau, d’art brut, pauvre, optique, cinétique ou minimaliste.

Dans les deux cas, ce n’est pas l’essence de la chose qui im­porte. Sont seulement visées les incidences sociales, financières et affectives d’un concept d’art ou de voiture.

Pour en trouver l’essence, il ne suffit pas de passer au garage. Dans l’atelier de fabrication, l’on ne trouvera encore que Tech­nicologon, affairé sur des plans, préoccupé de l’efficacité de ses mécanismes. Les théoriciens de l’art sont des concepteurs de marques, dont l’imagination inventive est sollicitée par des né­cessités de marché à mettre en place de nouveaux objets fonc­tionnels ou décoratifs qui vont déterminer une nouvelle “création”.

Pour accéder à la voiture pure, il faut se débarrasser de tous ces concepts concrets, décanter la psyché de l’humain de tout ce réel ajouté pour le voir debout sur ses jambes, éprouvant qu’elles ne le transportent pas aussi vite et aussi aisément qu’il pourrait le souhaiter.

A partir de cette intuition fondamentale, concevoir un plateau à roulettes propulsé par une énergie tirée de chiens ou d’un moteur thermodynamique est affaire de commodité.

Pour avoir une idée de l’essence de l’art, il faut également se défaire de toutes les connaissances historiques et techniques qu’on peut avoir à son endroit. Commençons par retrouver la source du mot.

L’attitude occidentale – qui tend à devenir mondiale – attribue à la notion d’art une généalogie truquée. Quand des fouilles ar­chéologiques découvrent des statues millénaires, on les classe au musée comme “objets d’art”. Mais la terminologie ne compte, elle, que trois siècles. La statuaire antique, dans sa jeu­nesse, n’était pas de l’art. Le concept n’existait pas alors.

Le mot latin ars calque son pas sur le grec tekhne et signifie talent, savoir-faire, habileté. Ces qualités sont appliquées pre­mièrement, dans le paysage latin, aux artes militares imperato­riae, car ce sont elles qui font le soldat et le général. Par exten­sion aux autres rôles dans la cité, on parlera des bonae artes qui sont les bons principes d’action, les vertus et des malae artes qui qualifient les mauvaises lignes de conduite, les vices, le mal. Cicéron, qui pratiquait l’ars rhetorica, apporte un contenu intel­lectuel au vocable qui englobe désormais les activités de l’esprit, les arts libéraux. Son contemporain Horace y inclue les productions des poètes.

Les synonymes du mot sont donc adresse, don, façon, savoir-faire, génie, habileté, intelligence, manière, moyen, pouvoir, puis­sance, qualité, talent. L’on parvient à développer ces facultés grâce à l’application, l’effort, l’étude, la préparation, le soin, le travail. Il faut veiller à préserver le juste naturel, éviter l’apprêt, l’artifice, l’effort, le fard, la recherche et l’affectation. Les règles sont étudiées par la technique, la théorie, la manière, le procédé, le tour. Les domaines d’application sont l’artisanat, le métier, l’industrie, la technique.

Les arts mécaniques orientés sur l’utile sont différenciés des arts libéraux de caractère intellectuel dominant. Les sept arts libé­raux enseignés dans les facultés des arts du Moyen-Age sont la dialectique, la grammaire, la rhétorique, l’arithmétique, l’astronomie, la géométrie, la musique. Les Beaux-Arts dont le but principal est la production du beau plastique sont l’architecture, l’art décoratif, la gravure, la musique, la peinture, la sculpture. La sculpture et la peinture seront appelés “arts mé­caniques” jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Les arts d’agrément sont des activités personnelles créatrices supposant un goût personnel et une technique maîtrisée que l’on pratique pour son plaisir et peuvent être orientées sur la technique ou sur le beau ou les deux à la fois.

C’est à la fin du XVIIIe (à l’époque ou Leibniz définit la raison discursive comme la seule source possible de connaissance du monde ) que les Beaux-Arts se distinguent des arts mécaniques et des arts libéraux. L’autonomie du mot apparaît dans son usage esthétique, notamment chez Diderot. Au XIXe siècle, les romantiques affirment que l’art n’a d’autre justification que lui même, ne vise pas l’utile mais le beau. La doctrine de l’art pour l’art décrète qu’il n’est pas un moyen, mais un but.

C’est donc vers 1670 que l’on peut situer la naissance du concept en Europe occidentale. L’art est désormais une entité autonome avec un destin particulier.

Jusqu’alors, les objets fabriqués par l’esprit et la main des êtres humains qui combinaient les qualités du talent, de l’utile et du beau étaient actifs dans la vie de manière indéterminée. Dé­mocrite, qui dédaignait de se préoccuper d’acquérir des biens personnels, était accueilli et nourri par le peuple et par les prin­ces parce qu’on respectait sa sagesse et sa barbe blanche. Les statues étaient des dieux qui vivaient dans les temples et dans les lieux honorés de la maison et de la cité. Les poèmes et la musique étaient le chant de la terre. Les gargouilles et les saints des églises étaient la présence manifeste du bien et du mal.

Quand la puissance conceptuelle grandissante va se détacher de ces représentations animistes en dégageant des principes gé­néraux par abstraction, la production d’objets utiles et beaux va cependant continuer d’assumer des caractères affectifs et con­crets.

Dans une société toujours plus orientée sur la technique et de plus en plus spécialisée, l’objet d’art prend une allure corres­pondante. Si la beauté est nécessaire à l’esprit humain, le bel objet est un luxe que seuls les riches peuvent accaparer, les pauvres n’ayant même pas le loisir de s’occuper de leur corps. La valeur du beau est convertie en estimation monétaire et sa grandeur dé­terminée par la spéculation boursière.

Dans la filiation sémantique, ce sont les arts mécaniques qui héritent du mot en exclusive propriété : les arts libéraux (à l’exception de la musique) sont évacués dans d’autres classifi­cations, certains sont promus au titres de science, d’autres, en raison d’une incapacité à l’exactitude, sont qualifiés de sciences humaines.

Il est curieux d’observer le glissement de la notion d’art mé­canique. La Renaissance opère une distinction entre l’utile et le beau. Méritent alors le nom d’art les activités de caractère intel­lectuel dominant. Les arts libéraux recouvrent les œuvres concernant l’humanisme, les lettres, la philosophie. Les arts mé­caniques sont établis au niveau des objets fabriqués par les machines de l’artisanat à des fins pratiques, même si l’œuvre a des qualités esthétiques.

Les peintres et les sculpteurs n’ont pas le statut “d’artistes”. Ils sont des artisans ouvriers. Ils sont traités comme serviteurs par les mécènes. Le mot artiste (dérivant du latin ars mais usité dans l’italien artista pour désigner celui qui pratique une tech­nique difficile) acquiert au XVIIIe siècle un statut social plus éminent et un caractère individualiste parce que le technicien capable de produire un objet remarquable par son ingéniosité, sa richesse et sa beauté a fait valoir ses talents sur le plan éco­nomique et a su réclamer pour lui et pour son travail une consi­dération distinguée par rapport au sort d’une main-d’œuvre ba­nale.

C’est au XVIIIe, justement à l’époque où l’on invente la no­tion d’esthétique, que l’on réintègre l’art dans la mécanique. Les Arts Plastiques sont ceux qui donnent une forme à diverses substances solides.

Par contre, le contenu intellectuel des arts libéraux est redis­tribué en catégories spécialisées, on l’a vu, mi-scientifiques, mi littéraires. Le langage est affecté d’une division interne qui suit les notions de l’utile et du beau : d’un côté, la langue scientifi­que qui est claire et prétend dire la vérité objective, de l’autre la littérature – le domaine de l’imagination – qui elle même a deux faces, l’élaboration d’histoires et la poésie.

Ainsi se révèle psychanalytiquement la pensée profonde de notre civilisation : du côté de la “poésie”, le beau et l’inutile, du côté de “l’art”, l’objet tangible dont l’utilité dernière (ou pre­mière) est l’investissement financier.

Cette perspective et son jugement sont discernables du côté de la “récupération” par le pouvoir et la loi, qui est le chemin linéaire, le cercle extérieur du carrousel de l’Histoire. Mais au cen­tre est la force dynamique, hors de l’espace et du temps, d’où vient la Parole des poètes. Les vrais artistes y sont logés.

*cf du même auteur Mort et résurrection de l’œuvre peint EC édition

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Faux pitres dont les joues

pustulent de salpêtre

Aiguisez bien vos dents

que le saumon gluant

dont vous repaissez vos artères

passe en un bol saumâtre et flou

dans vos gosiers putrides.

Bavez de la charogne

distillée dans la crasseuse pisse

dont vous arrosez nuitamment

les cendres de vos victimes.

Errez, voguez de travers

Mais ne venez plus vous débarbouiller

de la rosée de mes champs.

 

 

15.3.1975

 

La Raison décortiquée, une vision quantique de l'humain par Lucie Grobéty

Essence / Existence

Pour « existence », l’archéologie du sol latin découvre sto, stare, se tenir debout, puis sisto, sistere, faire se tenir ou placer et se placer, enfin ex(s)isto, existere, sortir de ou provenir, au concret et au figuré, qui inclut la notion de naître ou de se manifester.

L’existence est le fait d’une entité qui, s’étant constituée, se tient individuée. Esse, notre verbe être, qualifie cette existence. L’existence est relative à la matière et à la vie du corps, l’essence à la parole qui est le propre de l’humain.

Parce que la matière a diversifié ses connexions, le cerveau humain fonctionne à la fois sur le mode physique avec le réseau moteur et sur le mode métaphysique avec une aptitude à percevoir et créer des objets abstraits. Le monde animal n’a pas besoin d’essence et n’a d’autre intérêt que son existence. C’est l’humain qui, par son activité cérébrale indépendante du réseau moteur, superpose le fait d’être à celui d’exister.

Le pouvoir cérébral de l’humain opère la réplication de son aventure existentielle. Il provoque la rencontre d’éléments qui fusionnent pour produire un nouveau corps, d’abord mental mais qui peut se matérialiser à l’issue d’une élaboration technique. L’esprit fait naturellement ce qu’il attribue comme pouvoir au divin, il crée un monde à son image. Ce pouvoir mental qui définit l’humain lui confère l’aptitude à voir les relations qui lient les organismes et donc à les atteindre pour les manipuler. Le verbe être est l’officiant de cette activité. L’essence est le moyen de l’existence humaine.

Mais comme l’arbre peut cacher la forêt, la forme concrète évoquée par l’essence peut obnubiler la conscience au point de l’aveugler sur la nature du pouvoir de l’esprit. Le verbe être assume alors tous les rôles, celui d’affirmer l’existence et celui de la qualifier, tant et si bien que l’esprit peut se perdre quant à la valeur du mot.

En effet, l’affirmation de l’existence d’un concept n’est pas le même événement que la constatation d’une existence physique. Pourtant, l’usage concret d’un mot peut éclairer sa nature. Avant la pétrochimie qui produit l’essence par la distillation du pétrole brut, l’alchimie procédait à l’extraction de la substance pure d’un corps. L’essence de rose ou de café sont des extraits ou des concentrations. Carburant ou parfum, l’essence est l’élixir d’une propriété existentielle. Cependant, si l’essence est toujours relative aux caractères constitutifs d’un être ou d’une chose, les qualités propres et nécessaires ne sont pas les mêmes selon qu’il s’agit d’un objet physique ou mental. L’essence d’un triangle, qui est d’avoir trois angles et trois côtés est un concept. Et si l’on obtient l’essence à partir d’un corps matériel, c’est l’essence d’un objet conceptuel qui permet d’obtenir un produit concret.

C’est parce que l’esprit peut dégager des essences que l’intelligence créative peut s’adonner au génie technique. Le concept de pain est une essence qui accueille toutes les matérialités imaginables. C’est la conception d’une essence qui permet de donner existence à une construction matérielle, intellectuelle ou sociale. Sans « l’âme » d’un projet, rien ne pourrait venir au jour.

Ce processus qui considère la visée indépendamment du tir n’appartient qu’à l’humain. L’essence n’a pas d’existence hors de l’esprit. L’emploi du verbe être n’est utile qu’à l’humain.

Mais cette faculté est difficile à maîtriser. Si le psychisme humain peut nommer la qualité des objets ou des organismes et construire des entités abstraites qui figurent leurs relations et leurs propriétés, il court le risque d’imputer l’état de la matière constituée à ces figurations virtuelles et de « chosifier » ses créations mentales. Son intelligence réagit alors comme si ces élucubrations étaient des objets extérieurs doués d’une existence indépendante.

Cette propension à faire des idoles de ses dieux et des fétiches de ses croyances est l’usage aberrant que l’humain peut faire de sa liberté. Concevoir l’essence est son pouvoir suprême, prétendre accorder vie à cette puissance est sa misère.

2006

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