Chapitre II
Paragraphes 9 à 12
§9 L’œil est au regard ce que l’intuitivité peut être à l’intuition
Les déterminations physiques et mentales se déploient dans le champ de l’Intuition. Ici encore, la perspective est primordiale pour le sens : quand c’est le concept qui évoque l’intuition, elle est une faculté d’appréhension directe, plus ou moins développée, qui sert de raccourci pour une élaboration intellectuelle ; quand le langage transcende son utilité pour donner voix à l’essence, l’Intuition est le milieu originel, l’Un, le Tout, le Rien. A l’opposé de l’intuition matérialiste, une perspective théologique la nommerait Dieu.
Il est donc très important d’avoir une notion différenciée de l’intuition psychologique et de l’Intuition première, qui est la participation au mouvement universel, condition sine qua non de l’être au monde. On pourrait bien entendu rêver d’un mot spécialisé. Pour éclairer les notions d’organe et de fonction, on dit par exemple l’œil et le regard. Dans cette optique, on pourrait parler de l’intuitivité formée par l’intuition. Mais dans les deux cas, l’on se place dans une perspective dichotomiste et erronée quand on pense le regard comme un faisceau porté, tel un projecteur qui éclaire un réel donné.
Notre langage conceptuel s’est si bien dressé à préciser son observation de la matière étendue qu’il est désemparé quand il lui faut changer de registre. Il n’accorde plus foi aux expressions d’images ou d’états. Pourtant le regard ne fait pas apparaître un réel de préexistence autonome et solide, comme si l’on révélait, en l’ouvrant, l’intérieur d’un tiroir. Le regard est une aventure, une liaison, une palpitation de particules échangées par le sujet et l’objet qu’il voit. Il ne convient pas cependant de comprendre cet échange dans un nouveau soliconcept, le sujet ne “disparaît” pas devant ce “surgissement de la réalité”. Devant le même objet, le regard de Pierre n’est pas celui de Paul. L’aventure s’établit entre un sujet, précieux dans son unicité, nommable, et un objet dont l’existence matérielle n’accède à l’être que par ce regard. L’objet vu par Pierre n’est pas “le même” que celui qui est vu par Paul.
L’œil voit, l’intuitivité fonctionne instinctivement.
Mais voir n’est pas regarder. Le regard est conscience attentive, qui peut se pratiquer d’ailleurs avec tous les autres sens, le corps entier. L’intuition n’appartient pas au sujet, comme son œil ou son intuitivité.
Comme c’est le cas pour tout ce qui concerne un organisme particulier, l’intuition est à la fois l’expression unique de l’individu et l’état du tout dont il est partie.
Le mouvement de la patte du chat est à la fois son geste et une altération du monde. La parole appartient à celui qui la reçoit tout autant qu’à celui qui l’émet. Si l’être humain modifie son environnement, le moindre nuage modifie l’être humain.
L’intuition évoquerait l’unité mobile du monde et des états.
L’intuitivité en est le mode spécifiquement humain qui s’exprime par la faculté conceptuelle. L’intuitivité participe et vise à l’intuition. Elle en tire une synthèse qu’elle demande au concept de préciser.
Comme l’œil est matière et n’existe que par et pour l’organisme qui le soutient, l’intuitivité est une faculté psychologique qui signe la structure individuelle d’un être humain.
L’œil permet le regard, qui lie le sujet et l’objet. Le regard n’existe pas sans l’objet. Le regard est – un objet regardé par un sujet -.
Pareillement, l’intuitivité permet l’intuition qui est le rapport vécu du sujet et du monde.
La faculté conceptuelle ne peut en faire que le constat.
§10 Puissance constituante de la faculté conceptuelle
La faculté conceptuelle est la fonction spécifique à l’être humain. Elle lui est essentielle et nécessaire, mais elle l’isole. Il n’est plus en prise directe avec l’Autre, comme le sont les animaux dans l’instinct, qui ne font qu’un avec leur monde.
Cette évidence de notre différence essentielle d’avec la conscience animale, la théologie occidentale l’a conceptualisée en “péché originel”. La tentation, en termes scientifiques, fut pour cet animal dont l’espèce conservait et déployait une complexité cérébrale toujours plus fine, de se servir des moyens dont il disposait. La pomme et le gibier s’offraient à lui pour le nourrir. Le lion tuait pour manger. L’homme est devenu l’homme, quand un jour, après avoir tué, il a conservé l’image en lui après avoir accompli l’acte : il s’est vu tuer. Cette connexion neuronale qui s’est établie et lui a permis d’avoir la conscience réflexive de ses actes a dévoyé l’ancienne voie directe de l’instinct. Il s’est créé une faille entre la décision et la finalité de l’acte. Les animaux ne tuent que par nécessité. S’ils tuent trop c’est sans intention particulière. Le fauve a qui l’on a donné le goût du sang peut tuer sans avoir beaucoup d’appétit, mais c’est toujours par une détente instinctuelle. On a vu le renard plus maladroit que cruel.
Mais l’humain qui sait dorénavant qu’il peut tuer est capable d’imaginer une autre finalité. La pomme de la connaissance, interdite au paradis de l’innocence, représente cette faculté d’établir de nouvelles connexions, responsables de nouveaux buts, de nouveaux gestes, dans une combinatoire infinie.
Dans l’évolution du vivant, le stade dit humain est atteint quand la complexité neuronale du cerveau permet la génération volontaire des images. Les animaux ont une mémoire active qui suscite les images concrètes et restitue l’apparence du réel. Le chat rêve la chasse à la souris. Si ses muscles ne se tendent pas, s’il ne saute pas sur la proie, c’est que ses images sont déconnectées du réseau moteur par l’état de sommeil.
Le cerveau humain est capable d’utiliser cette indépendance neurologique : c’est éveillé qu’il peut former une image fantasmatique.
Dans le monde animal, la perception est l’imagination de l’acte qui permet la survie. Pour les humains, l’élaboration des images est l’acte qui permet de créer l’outil existentiel qu’est le concept. La survie ne dépend pas de la détente musculaire, elle est liée à la formation des images qui permettront d’inventer la technique ou l’emprise sur la matière.
Pour voir la structure de l’esprit humain, il est important de se défaire de la vieille notion que l’homme est un animal perfectionné. Si l’on veut ainsi évoquer la flèche du temps et l’évolution, il serait aussi juste de dire que le chat est une amibe sophistiquée. Il s’est opéré une transformation décisive et irréversible quand, seule parmi les primates, la lignée des hominidés a poursuivi son développement cérébral. Le moment dramatique fut celui où la complexité du réseau neuronal a permis l’autonomie de la production d’images qui s’est ainsi libérée de la tutelle de la commande nerveuse qui déclenche l’acte musculaire.
Les plantes participent à la vie du milieu par des réactions chimiques et de photosynthèse. Les animaux ont élaboré un système nerveux qui permet la locomotion. La capacité cérébrale de former des images était nécessaire pour assumer la multiplicité accrue des interactions avec l’environnement, les images servaient de support à l’édification du comportement de l’organisme individuel et à la transmission des savoirs culturels.
Pour l’animal, le lien de causalité entre l’image et l’acte est direct. La production d’images est donc limitée au champ des actes nécessaires à la survie. Toutes les activités physiques des animaux se rapportent à la nourriture, les activités sociales à la reproduction. L’intelligence animale est instinctuelle. Ses images sont déterminées par les finalités de l’instinct.
L’invention inouïe est la rupture de cette détermination finaliste dans la production des images : de ce fait, l’imagination de quelque chose est capable d’être l’imagination de l’image. La conscience réflexive est née. Mais du coup, l’image ne subissant plus la force de gravité de l’instinct n’a plus d’autre mobile que sa propre capacité à se produire. L’image utile est devenue fantasme, virtualité, hallucination.
§11 Contre-partie de cette puissance
L’orthodoxie de la coutume occidentale fait naître la pensée humaine au niveau de l’observation utile du réel et enracine l’esprit scientifique dans cette capacité. Mais ce faisant, elle ignore un stade primordial. L’imagination humaine n’est plus liée à l’utilitarisme pragmatique qui régissait l’imaginaire animal. La pensée humaine doit son existence à la débauche d’images qui s’engendrent dans le cerveau des premiers êtres humains (cette activité sera plus tard reléguée à un rang subalterne sous le nom de poésie). Le premier poète a vu ses images mentales se détacher de l’acte. Il peut dorénavant jouer avec cette faculté merveilleuse qui lui permet d’associer, de susciter, de créer des images autonomes, dont il fait un tableau mental et pour affirmer cette puissance créatrice, qu’il dessine et grave dans un matériau solide qui conserve la trace, qui est la preuve de l’événement.
Mais les nécessités inhérentes à son existence biologique lui rappellent que l’ancienne voie de l’instinct avait un intérêt vital. Il a conquis la connaissance, mais il a perdu l’innocence. Il s’est aliéné dans un univers virtuel où il ne peut plus compter sur la vertu automatique de l’instinct.
Il lui faut donc trouver un moyen de domestiquer ses images, de les assembler, de les trier, de les classer pour élaborer de nouvelles pratiques et conduites. Il institue la liaison mentale des images par un nouveau processus, le signe abstrait qu’il vocalise.
Toutes ses puissances vitales sont désormais alliées à cette nouvelle venue qu’est la faculté conceptuelle. A tous les niveaux , la capacité de produire des signifiants abstraits modifie le rapport au monde. La mémoire devient Mnémosyne, tout en conservant les vertus réflexes du physisprit.
Comme un alliage n’est pas la somme qualitative des métaux qui ont participé à sa composition et peut développer des propriétés spécifiques et imprévisibles, l’instinct subit au contact de cette fonction d’abstraction une métamorphose radicale.
Il convient ici de bien se rendre compte que le langage est juge et partie dans ce travail analytique. C’est la faculté conceptuelle qui forge et emploie les mots pour dire. Le concept est bien fait pour observer et traiter la matière, il est même si bien taillé pour sa fonction qu’il ne peut pas la transgresser. Il chosifie tout ce qu’il manipule.
Or, l’instinct n’est pas une chose. Pour en parler, il faut employer des images, recourir à des métaphores, tourner autour de la notion sans la nommer, car cet “élan” ne peut être nommé tant qu’il n’est pas matérialisé. Il est possible aux concepts scientifiques de préciser la matérialité des processus en décrivant et classifiant, par exemple, le génome humain. Mais ils ne s’activent là que sur le précipité substantiel de cette force innommable dont on ne peut décrire que les apparitions.
Le drame du concept est qu’il ne peut poser de questions “métaphysiques” sans trahir ses habitudes domestiques. Ainsi, quand l’intelligence humaine veut s’intéresser au “pourquoi” qui se profile derrière le “comment” de la vie des créatures, elle ne parvient pas à échapper à la logique causale du concept qui façonne l’idée d’œil en vue de la vision, alors qu’en fait c’est une sensibilité du corps qui a suscité l’existence de l’œil qui a pu créer la vue et le concept de vision. Il pense “l’œil pour voir”, alors qu’en réalité, il voit parce qu’il a des yeux.
Les disputes sur le “finalisme” ne prouvent rien d’autre que les limites du concept. Mais curieusement, ce qui fait la limite du concept, c’est qu’il n’en a pas. Phénomène unique dans l’univers, il n’est lié par aucune loi de constitution. Il est impossible de faire que le bois soit fer, mais le concept est plus magicien que le génie et peut être tout à la fois Chat Botté, géant, lion et souris. Il est même capable d’évoquer ce qui n’a pas de forme imaginable.
Et c’est justement cette toute-puissance qui le perd. Ou plutôt, pour cesser de le personnaliser, c’est nous qui sommes séduits par cette puissance nôtre et risquons de nous perdre.
Nous sommes perdus dès que nous lâchons le fil de l’Intuition.
§12 Le corps gréé d’un mental doit trouver un autre référent que la finalité de l’Instinct
Accordons-nous un regard d’introversion. C’est un exercice qui n’est pas recommandé à une époque où la tendance majoritaire attribue la valeur suprême aux attitudes extraverties, en faisant primer les événements du monde sur la vie intérieure de l’individu. L’inverse de cette attitude présenterait évidemment une caricature et serait plutôt qualifiable d’égocentrisme. Il importe, comme toujours, de ne pas succomber à la tentation de la dichotomie. La conscience subjective existe dans son rapport au monde, la réalité étant définissable par une formule relationnelle : cet état objectif tel qu’il est vécu par ce sujet à ce moment là. Le réel est toujours une action. C’est la rencontre d’éléments ponctuels qui se modifient réciproquement.
Si donc nous faisons l’effort d’attention de nous ressentir exister, nous nous apercevons que nous recevons quantité de perceptions dont la clarté de réception dépend de notre position physique, mentale et affective présente, passée aussi bien qu’à venir. Le fait que nous puissions assourdir certaines de ces influences en choisissant une longueur d’onde préférentielle ne nous empêche pas d’y être sensibles.
Étant donc entendu que nous sélectionnons certaines informations parmi l’infinité de celles qui nous parviennent, nous pouvons remarquer que notre critère de choix est l’utile. Les qualités de l’utile croissent et s’affinent selon le degré de complexité nerveuse et cérébrale. Suivant cette échelle, l’utilité d’un Stradivarius est plus élevée que celle d’un pipeau.
Au premier degré, on éprouve l’intérêt pour ce qui nourrit. Nous partageons l’intérêt pour la survie du corps avec toutes les créatures. Mais notre façon de vivre est spécifiquement humaine. Un animal en effet transforme toutes ses informations sensorielles en actes polarisés sur l’obtention de nourriture et sur la reproduction. L’éveil de nos sens à nous, humains, aboutit à la production de concepts, qui sont indispensables pour s’élever au second degré dans l’échelle de l’utile. Une bête dont les réflexes ont été conditionnés par l’expérience dite de Pavlov se contente de réagir par la salivation à la sonnerie dont il a appris à reconnaître le sens. Un être humain chercherait à comprendre l’association sonnette-aliment. Il parviendrait à discerner une coïncidence d’existences indépendantes et à les isoler mentalement. En admettant qu’un animal intelligent soit capable de repérer le phénomène, le stade suivant lui serait inaccessible. La faculté conceptuelle d’un humain, capable de théoriser et de mémoriser un processus abstrait, entreprendrait de démonter le réveil ou saurait changer l’heure de la sonnerie. Bien sûr, s’il profite de sa science pour faire sonner le réveil deux fois afin de satisfaire à sa gourmandise, il en revient pour le mobile de son acte au stade du pur instinct. S’il dépasse au contraire le seul intérêt physiologique, il découvre que l’horloge qui sonne est utile à d’autres fins, les plus hautes étant de prouver sa conscience d’être en affirmant l’harmonie universelle et en inventant l’esthétique. Il se donnera pour tâche la création ou la décoration d’un bel objet.
Nous avons là le schéma d’un acte aux trois degrés de l’humain, le physique, le mental et le spirituel.
La comparaison avec les autres habitants de notre terre fait apparaître que le bon usage de leur capacité cérébrale consiste à gérer et à faire prospérer le niveau physique. Le corps utilise l’intelligence pour qu’elle réponde à ses appétits. Entre l’acte et l’instinct, la voie pour eux est directe. Elle ne l’est plus pour nous. Nous ne sommes plus clairement et simplement déterminés par l’instinct. Nous devons trouver d’autres repères, il nous faut inventer le mobile de nos actes.
En déconnectant l’image mentale du réseau moteur, en construisant des images indépendamment de cet élan vécu qui suffisait à garantir la survie, nous avons découvert un jeu passionnant mais nous avons perdu la boussole.
Nous revivons sans trêve ce drame originaire qui nous rend capable de commettre des actes insensés.
Les animaux se meuvent dans l’harmonie de la nécessité, ils vivent et ressentent mais ne connaissent pas leur souffrance et leur mort. Nous devons inventer chacun de nos pas, calculer chacun de nos actes, nous sommes ivres de notre puissance et nous ne pouvons pas ignorer qu’elle nous sera un jour arrachée. A chaque instant, nous devons lutter contre cette vague déferlante d’images, de mots, d’idées qui nous assaillent de tous côtés, qui nous fait perdre pied, menace de nous engloutir et attente à l’intégrité de nos vies.
En devenant capables de savoir, en inventant les mots pour le dire, nous avons perdu l’innocence, nous n’avons plus accès à l’unité, nous ne connaissons plus la sérénité.
Évidemment, nous pouvons nous consoler en pensant que ce paradis dont nous nous sentons exclus n’est qu’une image de plus, fruit de notre greffe, arbre de notre création. Il faut bien admettre en effet que l’état de bonheur paradisiaque consiste justement à ne pas être conscient de jouir de tous ces biens dont nous faisons l’inventaire à posteriori. Il nous a d’abord fallu créer la notion de Paradis pour pouvoir imaginer en être chassé. Il n’y avait pas d’unité ni de sérénité avant que nous n’ayons pris ce recul mental qui nous a fait sortir de l’image du monde où s’ébattent les autres créatures sans le savoir. Nous avons constaté que notre faculté mentale pouvait s’échapper par les idées de ce jardin fermé. Nous en avons conçu de l’orgueil mais nous avons tout aussitôt éprouvé le manque des aménités que cette prison nous offrait. Nous avons donc construit une image composite où les bienfaits perdus étaient magnifiés tandis que la tâche incombante s’alourdissait. Nous nous sommes figurés bannis, condamnés à souffrir dans un pays aride où le froid, la soif et la faim torturaient notre malheur, comme s’ils avaient surgi exprès pour nous punir.
Cette représentation de culpabilité est la version judéo-chrétienne de notre situation, conséquemment à la métamorphose que l’instinct a subi au contact de la faculté d’abstraction humaine. Les animaux souffrent parce que le système sensitif qui les constitue en tant qu’organismes autonomes leur fait sentir plus ou moins douloureusement le mouvement incessant de la matière qui se contracte et s’étend. Les plus violentes mutations qui mettent la vie de l’organisme en danger provoquent l’alerte de la souffrance. Mais quand la survie n’est pas en question, leur état intérieur est neutre et leur comportement placide. Ils sont incités à l’action par l’instinct qui est tout à la fois l’émanation de l’unité globale de l’univers et leur manière spécifique, individuelle d’y prendre part. La place que l’instinct leur fait tenir dans le monde correspond au besoin qu’a l’individu d’affirmer son existence propre et d’assurer celle de son espèce. Les animaux sont capables du sacrifice de soi pour le salut de leur progéniture. Cet instinct qui accueille la mort de soi est commandé par l’impératif génétique : l’espèce est plus importante que l’individu.
Mais dans le monde animal, l’oblation ne sera offerte pour aucune autre raison : la filiation est la seule valeur et la seule dimension de l’instinct.
Morale
L’acte moral est celui qui produit le plus grand « intérêt » pour celui qui le commet.
Cette formule est justifiée par l’explicitation de chacun de ses termes. Un « acte » est le fait existentiel d’un organisme particulier. Que le mot soit lesté du qualificatif « moral » décrit la nature spécifique de l’organisme concerné. C’est la qualité de son « intérêt » qui distingue « l’humain ». Tandis que l’animal ne réagit qu’aux stimuli physiologiques, l’activité cérébrale de l’humain introduit son corps au niveau virtuel des actes psychiques. La volonté de l’animal est déterminée par ses besoins physiques, celle de l’humain par sa dimension métaphysique. La puissance cérébrale ne consiste plus seulement à gérer le corps de l’organisme où elle se déploie, mais à intervenir sur la composition des corps qui lui sont extérieurs. L’humain ne se contente plus de l’injonction naturelle à se nourrir des corps qui lui sont accessibles, il veut aussi agir sur l’organisation même de leur substance matérielle.
La spécificité de l’humain consiste à pouvoir inventer ce qu’il veut. La complexité neuronale de son cerveau l’a fait accéder au plan du possible, c’est à dire celui de la matière non-substantielle. Déterminé par les lois de sa nature physique, il se découvre soumis au mode aléatoire de sa nature psychique. La formule de l’humain pourrait se dire ainsi : son être n’équivaut pas à son existence (différant de l’animal dont la seule « autre » dimension est sa puissance génératrice physiologique). L’humain est « autre » que lui-même dans son présent existentiel. C’est par son esprit qu’il accède à cet autre qui n’est pas son corps. L’essence de son intérêt devient relatif à cette puissance qui n’est plus seulement physique.
Capable de virtualité, l’humain est obligé au choix de son acte. Cette liberté consiste à équilibrer l’exercice de la volonté. Si l’intérêt du corps est sa puissance, l’intérêt de l’esprit l’est aussi mais la puissance de l’esprit a l’autre pour intérêt. Cette tension contradictoire est l’enjeu de la morale.
L’une des caractéristiques conséquentes à son régime cérébral est la vie sociale de l’humain. Tandis que les animaux organisent leur occupation du territoire en vue de la nourriture et de la progéniture, les humains témoignent aussi d’activités d’ordre psychique, dites intellectuelles, culturelles et spirituelles. La volonté s’exerce à pourvoir le corps et l’esprit et le premier lieu de cet exercice est le commerce, c’est à dire la circulation des biens matériels et mentaux, ainsi que celle des symboles de valeur. Les volontés négocient leurs intérêts mutuels. Elles s’entendent sur certaines pratiques et comme dans le monde substantiel, un sillon se creuse par l’effet de passages répétés. Des règles se précisent, dites ou implicites, auxquelles les membres d’une société sont censés se référer pour agir. Le code moral est la validation sanctifiée d’une coutume.
L’évolution sémantique du mot « morale », telle qu’elle apparaît dans l’histoire du français, présente une forme ondulatoire. Le mouvement s’en dessine clairement au XVIIe siècle. D’abord, visée théorique pour la connaissance du bien et du mal, c’est ensuite l’affirmation que la Morale est l’ensemble des règles de conduite considérées comme valable de façon absolue, puis la considération relativiste que les règles découlent d’une conception de la morale, avec au XIXe la confirmation dans une formule qui donne l’ensemble des habitudes et des valeurs dans une société donnée.
Le schéma se présente à l’identique pour l’adjectif « moral » qui est employé dès le XIIIe dans les textes littéraires ou didactiques pour nommer ce qui concerne les mœurs et les règles de conduite admises et pratiquées dans une société. Mais bientôt, conformément à la propension du langage humain, l’observation de la pratique conduit à concevoir l’existence d’une « réalité » morale et d’inférer celle d’un « sens » moral. Cependant, l’existence d’une telle fonction psychique est plus tard contestée. L’accord se fait sur l’absence d’une telle « faculté ». Du coup, l’on considère au XXe siècle que la morale résulte de l’éducation qui nous apprend à plier nos appétits et nos tendances à des impératifs sociaux.
Si l’on considère l’étymologie, c’est l’observation d’un usage qui forge la notion. Le mos latin signifie d’abord la volonté, le désir, le caprice et signale les rapports de force individuels comme l’indique l’expression de Cicéron : morem alicui gerere , exécuter la volonté de quelqu’un ou se plier à ses désirs. La notion de volonté n’est plus personnelle dans d’autres cas, mos est hominum c’est la coutume des hommes … ou bien perducere aliqud in morem, introduire quelque chose dans l’usage, ou more belli, d’après les usages de la guerre. Le mot prend un sens conceptuel général dans l’expression antiqui mores, les mœurs d’autrefois. Chez Virgile, le mot apparaît descriptif du principe d’une règle ou d’une loi, pacis imponere morem, imposer les règles de l’état de paix, et contribue à former des expressions abstraites comme in morem, régulièrement ou sine more, contrairement à la règle.
L’usage et la coutume se trouvent érigés en principes mais il n’y pas encore trace de jugement de valeur. Moralis signale ce qui est relatif aux mœurs et moralitas une caractéristique. La notion de morale apparaît en latin dans un emprunt au grec. Ethicos, moralement, est employé par Sénèque dans ses Controverses. Ethica est la partie de la philosophie traitant de la morale. Pourtant, le mot grec Ethos ne signifie que l’usage, la coutume ou l’habitude.
Le passage sémantique du sens descriptif de l’usage au jugement de valeur sur le bien et le mal tient sans doute à la distinction opérée par Aristote dans l’Éthique à Nicomaque où il oppose ethos à phusikos, pour distinguer ce qui relève de l’esprit et ce qui est matériel et physique. En français, la définition de l’éthique comme « l’art de diriger la conduite » est donnée par le Robert qui cite Lalande. « L’éthique est la science qui prend pour objet immédiat les jugements d’appréciation sur les actes qualifiés bons ou mauvais. »
Il s’avère donc, par héritage sémantique, que le champ de l’éthique est universel tandis que celui de la morale, définissant les règles de conduite admises et pratiquées par une société, est historique et circonstanciel. Mais s’il est pertinent de concevoir la distinction entre ces deux notions, il est indispensable de les examiner ensemble pour découvrir leur fonction.
L’éthique et la morale sont des catégories spécifiquement humaines. Elles n’entrent pas en jeu dans le mouvement des autres organismes dont le comportement est déterminé par un dynamisme d’équilibre impersonnel. Créés par le hasard, les corps conservent ensuite des règles particulières de cohérence et ne peuvent y déroger. L’évolution a combiné chez l’humain le pouvoir inventif du hasard constituant avec le déterminisme conservateur du corps constitué. Cette nature de l’humain, sommé de concilier un pouvoir d’interférence sur la matière avec les conditions d’exercice d’une telle puissance enfermée dans un corps fragile et transitoire, lui occasionne un souci qu’il va nommer Morale. Sans trêve confronté au paradoxe de la puissance de son aptitude conceptuelle et des impératifs que lui imposent les lois de sa condition physique, l’humain cherche à se donner des repères.
Mais cet effort court sans cesse le risque de rater son but et de produire un nouveau déséquilibre. Si la morale établit des listes et définit des prescriptions et des interdictions factuelles, c’est la puissance créatrice et la liberté qui sont évacuées. Si la morale promeut, même les « bonnes » intentions sans considération pour les circonstances et les conséquences des actes qui s’en réclament, c’est le pouvoir conceptuel qui nie sa chair avec les suites fatales d’une telle arrogance.
Dans la pratique humaine, la morale n’est bien souvent que l’instrument de la volonté de puissance au lieu d’être le guide et l’inspiration de la puissance de volonté. Cette perversion se produit à la fois au niveau collectif et au plan personnel. En effet, la morale qui édicte des préceptes et commande le détail des comportements est un système de censure dont le but est de discipliner le groupe social. Ces formulations simplifient la tâche de ceux qui sont en posture d’exercer le pouvoir et dispensent de responsabilité ceux qui reçoivent la mission d’obéir à leurs ordres. Cependant, le plus grand obstacle à l’efficacité morale individuelle est constitué par la confusion sur la notion d’intérêt.
Différant de l’animal dont l’intérêt, purement physiologique, est activé pour la défense du territoire géographique, l’humain cultive un autre champ d’intérêt qui correspond à son aptitude psychique. Les activités que l’intérêt humain peut développer sont innombrables mais ces matérialisations si diverses ont cependant un caractère essentiel commun. C’est d’échapper au confinement que le corps impose à l’esprit. Qu’ils soient physiques ou mentaux, scientifiques ou artisanaux, domestiques ou publics tous les actes humains tendent à prouver une aptitude à dépasser les limites spatio-temporelles des organismes physiologiques. L’humain aspire à la « poeïsis », à faire, à produire, à transformer, à toucher, à prendre ce qui est autre que lui-même, ou plutôt que cet ensemble organique où il existe mais ne se sent pas « être ».
L’interdépendance universelle qu’est la matière et où la vie animale se déploie innocemment dans l’instinct, l’humain en a bien l’intuition. Cette Untuition lui est accessible mais l’esprit n’en acquiert la conscience qu’au prix d’un renoncement.
En effet, le désir de tout organisme étant de se conserver, la volonté satisfait ce but en absorbant ce qui peut nourrir et perpétuer sa substance. La prédation est la version animale de l’échange ininterrompu qu’est la potentialité relationnelle de la matière. L’humain s’inscrit dans ce schéma mais avec un autre degré de complexité. L’animal mange ce qui profite à son corps, son intérêt se borne à cette fin. L’humain qui instaure des intérêts psychiques investit sa volonté pour des prédations du même ordre. Prédation légitime quand elle nourrit son esprit et constitue son être, cet investissement de la volonté peut être dévoyé, comme par une dangereuse boulimie qui pervertit la finalité de la nourriture.
L’Untuition est l’accès à l’Autre et la nourriture psychique de l’esprit concerne et contribue à la capacité, la subtilité, la précision de cet accès. Mais si la volonté, au lieu de viser l’accès, régresse à l’analogie physique et vise l’autre comme objet de désir, la puissance de volonté, comme un système immunitaire déréglé, se retourne contre soi-même et s’autodétruit dans un processus morbide. La première victime du crime est le criminel.
Le renoncement exigé par la nature de l’humain consiste sans doute à poursuivre la voie de l’évolution et vise à dissiper un malentendu. La complexité neuronale de l’humain a mis à disposition de sa volonté la puissance de potentialité de la matière. Étant donné que ce pouvoir psychique est l’outil du possible, il appartient à chaque individu d’en gérer l’apprentissage et l’exercice. Chaque naissance renouvelle l’épopée de l’angoissante nature de l’humain qui doit prendre conscience, comme l’exprime Cioran, de « l’inconvénient d’être né ». Car il Est tout, alors qu’il existe séparé. S’il Est tout, c’est qu’il provient de ce mouvement universel de la matière dans son état primordial et essentiel où il n’existe pas de corps, pas de substance, pas de chose, pas de « particules », mais des relations de virtualité.
La difficile maturité psychique de l’humain consiste à dénoncer la régression qui réduit son essence a servir l’intérêt de sa seule existence. Il n’est pas de domaine où ne joue la « morale » puisqu’elle est prise de conscience que tout se tient et que tout acte entraîne une cascade d’événements. Les considérations selon lesquelles en politique, la morale n’a pas de place, proviennent du mirage spirituel où le corps croit pouvoir faire refluer en lui toute l’énergie du monde au profit de son seul intérêt, comme si l’affirmation mentale de la validité de cet intérêt suffisait à lui donner substance.
La morale n’est pas le conformisme des us et coutumes, la morale n’est pas la vocation de servir l’autre, la Morale est vigilance pour la conscience d’Être.
2006
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