Généalogie du Concept Chap. 8-9-10
§8 Niveau et valeur de l’information
Il découle de cette analyse que l’essence de l’image est de porter la vision de celui qui l’a formée. Il n’y a pas d’image neutre. Dénoncer le “montage” d’une série visuelle ou sonore d’images est un non-sens puisque l’image, par nature, est montage. Quand on regarde les “actualités” à la télévision, il est vain de supposer qu’on est en prise avec l’événement cité. Il convient de se rappeler que l’on voit un spectacle dont la valeur dépend de celui qui l’a composé ou orchestré.
Les moyens d’information de notre époque sont si complexes que la sensibilité saturée tend à classer les images par leur fonction d’utilité plutôt que par leur valeur d’intention. Pour illustrer cette différence essentielle, examinons un couple d’images publicitaires. On y voit d’une part un troupeau de chevaux sauvages galopant, crinière au vent, dans une vierge nature et précédant sur l’écran une automobile aérodynamique qui glisse à belle vitesse sur une route lisse. Le motif de la séquence est conceptuel : il faut traduire l’image des chevaux en termes d’évasion, d’ivresse et d’une liberté de mouvement gratuite et sans attaches, toutes notions qui sont en réalité contraires aux conditions d’utilisation d’une voiture. Le rêve est déclenché au moyen d’une illusion trompeuse et dangereuse. Dans l’autre exemple, l’image découvre une place de ville profondément enneigée, des stalactites glacées redessinent la balustrade d’une bouche de métro d’où surgit un ours énorme dont la présence suggère un froid polaire. L’image infère alors l’éventualité d’un rhume et la nécessité du remède vanté car l’ours dans le métro est une image induite par celle d’un froid intense et cette hyperbole humoristique fonctionne en parfaite indépendance vis à vis du produit pharmaceutique nommé dans la publicité car elle ne lui prête pas ses qualités fonctionnelles. Dans les deux cas, l’imagerie utilise un procédé d’association, mais dans le premier, les deux termes sont reliés par un programme conceptuel qui sous-entend une représentation qualifiée de l’existence, tandis que le second n’emploie qu’un procédé formel, jeu de l’esprit qui respecte l’éthique tout en favorisant la rêverie.
Dans ces deux séries d’images, la fonction d’utilité est identique, il s’agit de publicité, mais la valeur d’intention n’est pas de même nature.
Pour les faits d’actualité, l’information utilise plusieurs modes complémentaires. L’analyse, le témoignage, le reportage se construisent autour de la relation factuelle d’un événement. A tous ces niveaux, la valeur d’intention qualifie la fonction d’utilité. A la base de l’édifice, le choix même du fait est un acte de responsabilité philosophique, éthique et politique. Parler d’une occurrence, donner un corps verbal à tel incident, c’est décider d’activer par sa représentation conceptuelle toutes les notions qui lui sont apparentées par des liens d’associations divers. Comme en général, ce qu’on appelle les “nouvelles” est l’exposé d’une collection de catastrophes et de violences, agrémenté de comptabilité statistique des contrevenances à l’ordre, il est clair que les idées, les sentiments et les produits imaginaires qui vont s’affilier à ce discours seront plutôt du registre de l’agitation, de l’angoisse et de la confusion que de la sérénité, de la gaîté, de l’enthousiasme et de la sensibilité.
Il faut préciser encore une fois que cette analyse porte son éclairage sur la manière du discours d’information. S’étonner que la substance matérielle des nouvelles consiste largement en l’énumération des plus remarquables horreurs de la journée mondiale serait bien naïf, étant donné la violence naturelle de l’existence. La matière en effet se constitue par choc et transformation, la vie est évolution. Mais par sa faculté conceptuelle, l’esprit humain entend infirmer ce scénario car le concept est statique et convoite la norme. Du coup, le mouvement cosmique est qualifié de catastrophe et cette appréciation provoque par compensation une conduite antagoniste. Chacun espère et se confie en un violent sursaut qui mettrait fin à ce déchirement. Voilà pourquoi le récit des “actualités” est une alarme … qui amplifie la confusion et les ressorts de la violence, humaine cette fois.
Mais ce qui est paradoxalement dangereux, c’est que la connaissance de ces drames ne produit, par effet d’usure, qu’un endurcissement de la surface de l’être. L’usure est causée par la répétition du mode conceptuel de cette “information” : si l’on vous disait que vous allez manger de la soupe et des pommes de terre tous les jours de votre vie, vous éprouveriez derechef un ennui, un déplaisir, un dégoût de lassitude, si résignée soit-elle. Et pourtant, il est possible grâce à l’inventivité d’un habile cuisinier qu’avec ce programme, vous goûtiez chaque jour un nouveau plat surprenant et succulent. L’énoncé générique serait compatible avec l’annonce d’un menu diversifié, mais la définition générique n’est pas réelle. La réalité n’apparaît en effet que par et dans l’individuation qui n’exclut et n’ignore aucune des puissances. Le physique et le mental se conjoignent dans un échange incessant pour accéder au spirituel et devenir humain.
§9 Finalité de l’information
Il est donc essentiel de se rappeler toujours que le réel est le fruit de l’expérience vécue. Savoir pour savoir est vain, croire que l’on sait quand on possède un énoncé de fait est céder à une illusion. Provoquez ceux qui ont éprouvé l’histoire en prétendant que vous la connaissez, ils récuseront toute votre érudition en vous disant “Tu ne sais pas ce que c’était”.
Le sens qu’a pu acquérir ce mot d’information au début du XXe siècle tient aux nouvelles capacités techniques de téléporter les images. Mais parce que l’image est l’essence de l’acte, on cède à l’illusion que cette image ponctuelle délivre une connaissance. Cette présence à l’esprit qu’est la connaissance n’est alors soutenue que par la documentation que fournit l’image montrée. Elle est donc très limitée et son effet peut s’avérer trompeur. Cette étroitesse ne concerne pas que la matérialité de l’image, elle marque aussi son champ d’action. Nous sommes avides d’informations. Nous voulons savoir, l’événement nous excite, l’accident nous fascine. Notre curiosité se repaît d’apparences brutes, nous voulons toucher des yeux le spectre de la vie. Mais quand nous nous croyons vertueux d’appréhender les faits de l’information, nous succombons à l’attrait du néant. Cette croyance est le dévoiement de la puissance conceptuelle qui traite la matière et nous entraîne à nous chercher hors de nous-mêmes. Ce ne sont pas les connaissances matérielles qui contentent notre désir, c’est l’information du regard qui seule peut nourrir notre inconscient.
Dans cette “information” qui traite des faits d’actualité se produit une inversion révélatrice. L’on y entend parler des catastrophes, des attentats, des accidents, des violences destructrices de toutes sortes et l’on se prend à soupirer en rêvant vaguement “plus jamais ça” devant l’accumulation de ces désastres. Ce dont il faudrait se rendre compte et prendre conscience, c’est que la visée de cette protestation porte sur la manière de cette information qui trahit sa fonction en inversant le principe de réalité. La matière et la vie se constituent par choc, la pensée même est violence, la démocratie par exemple ne peut fonctionner que dans la confrontation.
Le désir humain rencontre l’harmonie, c’est à dire la viabilité universelle. Le plaisir de la puissance de volonté consiste à s’exercer, et à vaincre, en élaborant des solutions compensatrices aux déséquilibres naturels et à ceux qui résultent des actes humains. Mais ce désir de vaincre et cette exultation de la maîtrise ne peuvent espérer que l’harmonie, c’est à dire le meilleur choix pour le bien de tous, sinon la force ne contribue qu’à créer des vecteurs de violence mortifère pour les perpétrateurs aussi bien que pour leurs victimes.
L’esprit humain s’informe pour la vie en opérant des œuvres harmoniques. Il s’avère donc que ces “actualités” qui ne semblent reconnaître de réalité qu’aux œuvres meurtrières sont des entreprises qui désinforment et décomposent l’être.
Il est pourtant indéniable que nous ressentions une véritable fascination pour les événements dramatiques, l’accident agglutine les regards. Le ressort de cette attirance n’est pas la curiosité qui est le nom commun de désir de l’Autre, performance spécifiquement humaine. Le goût pour le scandale est l’effet (dégénéré) d’un dispositif régulateur inconscient que nous pouvons comprendre par l’examen d’un scénario simplifié.
L’espèce humaine a déconnecté l’image cérébrale du réseau moteur. Pour agir, elle ne se fie plus à l’instinct auquel équivalait la volonté. La vie de l’esprit humain dépend désormais de cette fabrique d’images qu’est la Raison, ou faculté de former des concepts. Les images abstraites que sont les concepts sont fonctionnellement autonomes, c’est à dire qu’elles sont dégagées de l’étroite dépendance qui régit le règne animal où la production des images-actes d’un organisme individuel est directement subordonnée à l’état du monde où il se trouve exister. Mais si la Raison élève l’humain d’un degré dans l’échelle de nature, c’est au prix d’un sérieux handicap, car les concepts sont des images excentrées dont le classement risque d’être flottant puisqu’il n’est plus seulement déterminé par l’instinct. La fonction et le succès de l’instinct était la viabilité de l’organisme. Pour l’humain, l’enjeu primordial demeure la survie, vécue cependant au niveau d’épanouissement de toutes les facultés que lui offre la Raison. Mais ce développement exige un effort consenti, un travail soutenu qui, relâché, provoque un engourdissement, voire une paralysie. L’intérêt dégénère alors dans la routine et la faculté conceptuelle est vécue sur un mode utilitaire qui la dégrade. L’organisme peut être tiré de cet égotisme réducteur par un sursaut salutaire, comme un choc électrique peut ranimer les muscles du cœur. Le remède est violent, il n’est pas recommandé de le pratiquer très souvent, son effet à long terme serait contraire.
Ainsi, le spectacle de la tragédie peut-il ranimer le regard, réveiller la sensibilité, inciter à l’acte salvateur. Ou bien claquer la pierre tombale d’une morne indifférence et d’un esclave désespoir.
Comme toujours, une chose peut être son contraire, selon le degré d’intensité qu’elle acquiert ou, pour un acte humain, l’intention qui le sous-tend. Dans le cas de l’information, sa pratique devrait être orientée dans le sens d’un accroissement de sensibilité, c’est à dire d’un élargissement de la puissance d’agir. A l’opposé de cette incitation à la responsabilité, l’information “scandaleuse” matraque l’affectivité par le simple énoncé conceptuel de l’accident : le mouvement complexe de la vie des relations humaines est gommé par un condensé sommaire des faits physiques les plus saillants, une comptabilité statistique écrase l’infinie variété des possibles individuels, le ton monocorde et le style impersonnel de l’énoncé, écrit ou parlé, en croyant préserver la vision “objective” du fait, contribuent à répandre un conformisme dissolvant, ont un effet de propagande qui tue le bien le plus précieux, l’unicité de l’être, irréductible à toute définition formulaire.
L’information qui se restreint à donner le constat des événements violents est une entreprise nuisible. S’il est justifiable de savoir “ce qui se passe dans le monde”, il faut impérativement que cette connaissance serve à l’édification des facultés du sujet connaissant. Sinon, elle est négative et mortifère pour tout le monde, comme on peut le constater en appréciant la tendance de la conscience contemporaine à “s’extraversionner” en contorsionnant sa nature individuelle vers la “réalité” extérieure, jusqu’à ne plus être capable que d’un voyeurisme hébété.
§ 10 En conséquence …
La véritable information manifeste une structure en triade. C’est une image portée par un regard sur une situation, image originale déposée par ce regard individuel à partir d’une expérience unique. L’utilité de cette image subjective provient du fait que tout esprit humain se constitue dans son rapport à l’Autre. L’exposé d’une expérience concrète et personnalisée peut nourrir son désir, alors qu’un constat purement conceptuel le dessèche et l’étouffe.
Cependant, il existe une diversité dans la valeur d’utilité qui caractérise l’information et modifie l’allure de sa diffusion. L’information des événements d’actualité est ponctuelle et exige une diffusion immédiate et largement accessible. L’information qui concerne l’apprentissage des techniques et du savoir est spécialisée, son accès demande une recherche ciblée. Enfin, l’information qui correspond au sens originaire du mot est l’œuvre du “poète”, c’est à dire de l’artiste, du philosophe ou du scientifique qui exercent le premier regard et laissent dans une œuvre la preuve de cette plongée dans l’inconnu où se forge l’être.
La communication est la sensibilité humaine en action. La diffusion de l’information de l’être appelle une autre analyse.
XXVI
Je voudrais des journées de soleil noir intense
des campagnes plénières
frémissant et bruissant de silence immobile,
des moissons invisibles où l’ennui distillé
calcifié goutte à goutte au long des siècles impénétrables
féconde et se fonde
en les sédiments gisant aux profondeurs.
Il est bien des instants solennels
où l’ennui monotone
enfin vrillé
fuse en l’extase
atteint la transparence
embrasse à l’infini les espaces divins…
Aussi je rêve de plénières journées
où le désir impatient, tendu comme un fruit mûr
fermant tout doucement les yeux de la Raison
S’éclate en fusées scintillantes
et tel un arc-en-ciel,
épouse son reflet, miré dans l’onde,
éblouissant harmonieux vertige abolissant le temps.
9.5.1977
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