§5 La spiritualité est le référent de la faculté conceptuelle
L’attitude conceptuelle croit pouvoir tout dire, surtout, croit qu’elle seule peut dire avec crédibilité ce qui est à dire, mais elle trébuche d’emblée et commet les pires bévues. Elle nomme les performances intellectuelles du cerveau intelligence et celles de la conscience en état d’extraversion esprit. Elle dit du fou dont les fonctions mentales altèrent son aptitude aux prestations utilitaires qu’il a perdu l’esprit. Elle dit aussi du poète, pour ses attitudes non conformistes, qu’il est fou. Elle pense les comateux qui ne démontrent pas de conscience réflexive, de sensibilité ni de mobilité qu’ils n’ont plus d’aventure intérieure. Pourtant, l’on sait bien que leur âme est touchée quand on leur parle, celle des nourrissons aussi.
La voix est le vecteur d’un drame infiniment plus complexe que ne peut justifier le sens des mots qu’elle fait entendre. Le ton de la voix tient un discours qui ne correspond pas à son texte. L’intention véhicule un message qu’on ne trouve pas dans les paroles effectives et qui ne peut être déchiffré par le moyen d’aucun code. Le corps possède une plurivocité d’expression, toute maladie est la modulation pathétique d’un sens.
Tandis que le mot d’esprit révèle par associations inopinées les différentes voix du sens, la religiosité célèbre l’itération de la transcendance par les rites et les motifs dogmatiques, qui fonctionnent un peu comme des pense-bêtes.
La spiritualité est donc l’attention portée à l’esprit qui informe la matière. Pourtant, par une inversion bien digne de l’attitude conceptuelle, la spiritualité fait le plus souvent figure de supplément gratuit, sorte de luxe que s’offrirait la matière, une fois repue. Il est urgent de briser les catégories usuelles et de se faire au contraire à l’idée que la spiritualité est la pratique la plus scientifique qui soit.
Si la volonté de connaissance vise le réel, il ne faut pas le réduire à son apparence contingente. Nous avons tendance actuellement à nous endormir sur nos lauriers. Bien sûr il est moins naïf d’attribuer la foudre et le tonnerre à l’action d’une décharge électrique plutôt qu’à celle d’une colère de Zeus. Mais notre nouvelle puissance n’a pas conquis l’empyrée. Nous avons levé les yeux et grimpé sur la colline afin de mieux voir et de décrire les attributs, que dans notre fierté triomphante, nous avons nommés naturels plutôt que divins. Nous avons développé l’agilité qui permet de sauter sur le chariot et de l’utiliser pour quelques transports, nous n’avons pas domestiqué les chevaux de feu.
La spiritualité consiste en la représentation réaliste de notre situation. L’orgueil et l’humilité sont les deux pôles de la sphère spirituelle. Ces deux forces ne sont pas contradictoires, il faut seulement que la volonté leur permette d’agir à distance respectueuse, à l’instar des anciens qui faisaient voguer deux navires sur des lignes parallèles assez distantes pour éviter qu’ils ne s’abordent et provoquent un désastre. Ils ne connaissaient ce phénomène que par expérience, ils en tenaient compte par intelligence et par sagesse. Nous savons aujourd’hui expliquer matériellement une telle occurrence, la pression développée par les ondes comprises dans une marge trop faible entre les deux bateaux ne pouvant résister à celle des ondes librement allongées à l’extérieur. Nous sommes si contents d’être savants que nous avons laissé dériver le sens de l’expérience. De connaissance par pratique, de vérité constatée par usage, d’apprentissage vécu, l’empan du mot s’est modifié pour signifier le fait de provoquer un phénomène dans le but de l’étudier, de l’éprouver par expérimentation. Cette emphase nouvelle correspondait à l’effort Renaissant de faire une représentation s’appuyant sur les qualités constantes de la matière substantielle plutôt que sur des constructions mythiques.
C’est ainsi qu’on en vient à valoriser préférentiellement la vertu de l’objet. Mais ce mouvement d’extériorisation, pour nécessaire qu’il soit afin de prendre du recul, conduit à un dédoublement problématique. Il n’y a pas deux solutions, il faut bien sûr écarter les deux entités de façon suffisante pour qu’elles ne subissent pas de télescopage, mais il convient de se préoccuper constamment, une fois que l’expérience a su établir un fait isolé, de la rattacher à d’autres par un trait continu, afin de constituer une force d’unité.
Opposer le corps à l’esprit et l’âme à la vie signifie le divorce au sein du mariage, l’alliance et la séparation, ce qui est un non-sens. Il faut fondre les concrétions de l’attitude conceptuelle.
Administrer l’unité demande une attention soutenue, un état d’alerte, une vigilance et une invention que n’exige pas la simple application d’un système. Pourtant il est sûr que l’affaire se révélerait plus économique en fin de compte, car s’occuper indépendamment de l’esprit et du corps revient à s’obstiner à marcher avec une seule jambe, ce qui s’avère fatiguant et endommage l’appareil musculaire aussi bien que le squelette sans parler de l’exaspération des nerfs.
L’unité du corps et de l’esprit ne peut pas être comprise au seul niveau de l’organisme individuel.
Nos existences figurent des microcosmes où sont activés les différents états que nous évoquons par les mots de corps et d’esprit. Chez les créatures qui précèdent l’humain, la force instinctive abritait cet état qui provoque la matière substantielle et produit la création du monde et l’évolution. L’être individuel de ces créatures était intégralement contenu par les lois évolutives.
La conscience humaine, en opérant un retour réflexif sur soi a provoqué une fêlure dans cette intégrité. Le mouvement qui l’anime suit la même voie que l’instinct mais l’avènement de la conscience prend le phénomène à contre-courant et ouvre en son cœur un abîme sans fond. Pour Janus à deux faces, l’être est à jamais insondable puisque l’imagination substantielle ne peut envisager l’état de non existence du possible.
La preuve en est qu’à la lire cette formulation, la pensée s’est naturellement adressée au possible du probable, c’est à dire à cette chose ou cet événement dont on peut discerner la cause, déterminée par les existants préalables. Mais ce possible où est logé notre désir est l’état qui précède l’existence, où l’on ne “sait” pas ce qui va se produire puisqu’il n’y a rien qui puisse le causer.
On peut loger ici une parenthèse pour illustrer ce propos impensable. L’intuition de la puissance créatrice qui ne sait pas, qui ne veut pas mais d’où émane l’être, on en trouve l’évocation dans le mythe littéraire de “l’acte gratuit” qui cherchait la patrie de la liberté, mais sans y parvenir puisqu’il se contentait d’opérer une dislocation des causes psychologiques et matérielles et ne réussissait qu’à changer la place des meubles au lieu de s’évader de sa prison.
Le mystère qui hante la psyché humaine, c’est que son langage ne peut rendre justice à la réalité qu’elle vit. En d’autres termes, l’esprit humain soupçonne que ce qui lui importe n’est pas le contenu de sa conscience, que l’inconscient est le sol que s’est constitué le langage pour cultiver ses produits et les fournir au conscient et que toute cette domesticité, langage, inconscient et conscient n’est pas vraiment son aventure.
La nostalgie du désir humain l’incite à recouvrer cet état qui suscite la matière, le langage et ses outils conceptuels. Le corps du monde est l’étalement de ce désir, mais le désir lui-même est fonction de ce corps. Il en est la cause et participe de son niveau d’être.
Le désir soupire après l’Autre, mais comment nommer l’être qui n’a pas la nature de l’être qui nous permet de nommer, et qui pourtant l’a créé ?
§6 La matière s’individualise dans un organisme physique autonome…
Pour habiller cette apparition, il va falloir tailler un concept sur mesure. Ce qui nous met dans l’embarras et qui constitue justement la commande d’un tel habit, c’est qu’il n’existe pas de mot convenable. La véritable élégance consiste à porter la tenue qui convient à l’occasion. Les souliers de bal sont incommodes et ridicules aux champs. Les escarpins comme les godillots sont pourtant des chaussures.
Pour l’inventaire, il faut donc noter le distinguo entre l’Esprit, comme principe originel, fons et source, et l’esprit du corps (le spiricorps, ou physisprit).
Ce coresprit est la structure de l’organisme vivant. Il forme un tout cohérent qui n’est pas la somme des parties. Muer, perdre une aile ou un membre ne modifie pas l’essence du tout. La privation peut affecter l’aptitude à la parole, au mouvement ou à la sensibilité sans perdre l’intégrité de son essence, à condition toutefois que les organes moteurs et les fonctions majeures assurent encore une action mécanique.
C’est bien cette mécanique qu’anime le physisprit. Elle est produite, activée, entretenue par ce principe, ce flux qui est cosmique. Seulement, quand cette âme universelle informe un organisme particulier, elle se spécialise en un principe d’organisation qui vise un but bien défini : il s’agit de faire subsister une association de parties apparemment hétérogènes. Ces unités cellulaires s’organisent en fonctions complémentaires dont l’action va régir l’organisme. L’esprit du corps assure la cohésion de ces fonctions interactives. L’ordre ainsi obtenu figure à tout moment une forme harmonique. Cependant, aussi paradoxale que semble cette notion à la raison humaine, une harmonie individuelle s’établit en contrepoint avec l’état de l’univers qui l’entoure et qu’elle contribue à former. En ce sens, la maladie est la réponse harmonique à l’équilibre ponctuel d’un organisme dans son milieu.
Mais “le milieu” est une image simple qui veut contenir une réalité complexe : c’est un lieu spatial et temporel qui est habité par des entités physiologiques, affectives et mentales. Un traumatisme d’antan peut résulter en un acte chimique aujourd’hui. Un nuage qui passe fait vibrer la sensibilité tout aussi essentiellement qu’un tremblement de terre. Les pensées construites aujourd’hui préparent et accueillent les événements à venir.
La médecine peut sérier les modulations objectives des entités substantielles, elle ne parviendra pas à cartographier les paysages que produit l’esprit du corps, qui sont une éternelle invention, tant sont myriades les éléments d’interaction.
De même que l’attitude conceptuelle a différencié le corps et l’âme pour mieux servir ses résolutions dogmatiques, la perspective médicale véhicule les notions du normal et du pathologique par intérêt utilitaire.
Il faut avouer que, pour une pratique domestique, cet ordre est souhaitable. L’anthropomorphisme de nos jugements quant à ce qui est mauvais ou bon est fort excusable. Il est légitime pour chaque organisme d’agir dans l’intérêt de sa survie. Un soliconcept redoutable affirme alors que la morale naturelle est celle du profit. Cet axiome est solidement ancré dans la constatation de la nécessité vitale qu’il faut manger pour vivre. Il n’y aurait donc pas lieu de se préoccuper du point de vue de ce qui est mangé ni de s’apitoyer sur le sort de la victime. Quand les larves de la mouche putzi creusent des sillons dans la peau d’un passant pour s’y loger, elles ne font qu’exercer leur droit inaliénable aux moyens de leur survie. Quand vous êtes mangé, demeurez certain que vous avez profité à quelqu’un. La chaîne alimentaire très complexe de la nature s’alimente de cet échange. Des vers de terre à l’aigle aux excréments du lion, il y a mille prédations qui font naître autant de métamorphoses. Les transformations chimiques des autres règnes sont comme une variante du même processus. Au niveau moléculaire, les atomes se perpétuent en se bombardant et en s’entrechoquant. Le monde est une catastrophe.
Ce bouleversement perpétuel où tout est dépendant de tout, le concept humain va prétendre le fixer. Ces facultés mentales d’abstraction vont planer au dessus du coresprit et le vampiriser. Le concept a besoin du corps pour exister, mais en s’attachant à sa proie, il modifie la nature de ce qui le nourrit.
Il ne faut cependant pas laisser ces images établir une dualité d’origine, elles visent à décrire l’effet et non la cause. La loi des causes et des effets appartient à la logique de l’univers matériel qui ne vaut pas encore au surgissement du possible.
Pourtant le concept est toujours tenté, dans son étude des faits, de projeter ses conclusions sur un champ qui n’est pas de sa juridiction, et d’appliquer le calque de ses mœurs et de ses coutumes à un univers étranger.
Il s’agit donc de voir ce qui émerge au moment de la naissance du concept dans un coresprit. Les performances de cohésion et de mutation physiques vont se maintenir mais elles vont être doublées, soutenues et empêchées, par des forces d’une autre nature.
Pour les distinguer, la méthode la plus sûre est d’isoler d’abord les capacités du coresprit. Dans cet espace vont se ranger les mouvements, altérations ou transformations dues aux affects. Un battement de cils peut contrarier le sens d’une parole, une infime contraction musculaire du visage peut signifier l’aveu d’un mensonge, un « geste manqué » peut être l’effort de l’émergence d’un fait inconscient, un tic, un malaise peut révéler ce qui reste caché, un accident peut être provoqué par un projet ignoré, le corps possède les moyens d’un langage tout autre que celui de la faculté conceptuelle.
Les vicissitudes corporelles sont la résultante de lois qui régissent la matière et qui sont objectives et mesurables. Les organismes vivants assurent un ensemble de fonctions dont tout ou partie est susceptible de faillir pour des raisons exogènes, par exemple un accident, blessure ou empoisonnement, ou bien des causes mixtes comme une réaction particulière à une modification extérieure du milieu, ou proprement endogène comme le vieillissement.
Pour parer aux attaques provenant de l’extérieur, les organismes ont développé dans l’évolution des défenses organiques ou chimiques variées ; pour compenser les avaries intérieures, l’instinct a recours à des remèdes appropriés. Les animaux ont des gestes thérapeutiques et sont capables de trouver les plantes qui soignent.
§7 Le corps humain développe un regard sur la matière …
Mais ce qu’un humain est seul capable de pouvoir, c’est d’établir une pharmacopée.
Apparaît là le deuxième niveau de l’esprit spécifique à l’humain, qu’on pourrait désigner par les vocables d’idéatique, ou de mentique c’est à dire la faculté de produire et de percevoir ces entités abstraites du concret, qui n’existent que dans un univers virtuel et sont pourtant destinées à gérer la matière. Les organes de l’idéatique sont les concepts.
Les créatures qui se sont développées dans la voie de l’instinct disposent d’appareils sensitifs qui informent leur système nerveux afin que celui-ci commande aux organes exécutants les mouvements convenables à l’intention de l’organisme qui est la survie (de l’individu ou de l’espèce).
Toutes les espèces (animales, minérales et atomiques) contribuent dans et par leurs interactions à former le dessin sur le tissu des états de l’univers. Chacune y tient son rang innocemment. Cette innocence consiste à ne pouvoir porter de jugement sur l’acte qui détruit l’autre en le dévorant. Est innocent celui qui ne sait pas qu’il est nocens et qu’il nuit, qu’il fait du mal à un autre.
Déclarer nuisible est un énoncé de la faculté conceptuelle.
L’instance à laquelle se réfère le concept pour émettre un jugement est ce regard de l’intuition qui a saisi la cohésion des étants au delà de son propre organisme et des seuls intérêts de sa survie physique.
L’appareil sensitif chez l’humain s’est spécialisé dans le développement des connexions cérébrales dont la complexité a permis un jour l’éclosion d’une nouveauté : la faculté cognitive. Les animaux connaissent leur monde et leur territoire, mais ils n’ont pas d’identité, ils ne sont pas capables de donner leur adresse ou de décrire les lieux.
Le chaos, le tohu-bohu, l’assaut incessant de l’information que les moyens techniques de communication nous offrent aujourd’hui sont un pâle reflet de la situation de notre cerveau. A chaque instant du temps, des milliards de données nous parviennent, car nous sommes connectés à tout de façon si intime que l’on ne saurait dire si ce tout fait partie de nous ou bien si c’est nous qui sommes parties de ce tout.
Évidemment, sur ce plan, les animaux sont aussi doués que nous. Ils ont même des dons qui nous étonnent. La façon dont certains oiseaux, par exemple, profitent des conditions climatiques favorables en se dépêchant à point vers ces endroits qui les offrent alors qu’ils n’ont pu tenir l’information d’aucun indice mécanique, nous semble miraculeux. C’est pourtant l’effet naturel de l’instinct qui n’est pas limité aux lois de la matière étendue et n’est donc pas localisé.
Nous parlons encore ici des puissances du physisprit.
La différence chez l’humain est que sa faculté conceptuelle ne s’est pas spécialisée, n’a pas concocté localement de tour de force comme la science migratoire. Pour former la raison, l’intuition lui a installé un jardin secret, un laboratoire souterrain où le langage cultive ses produits.
L’inconscient est une dépendance de la faculté de former des concepts. Dépendance ou plutôt organe moteur, l’inconscient est la structure profonde de l’organisme individuel. Mais comme le sol est différent des plantes qu’on y voit pousser, ce complexe essentiel à l’individu qu’on nomme l’inconscient ne fonctionne pas, à la façon du langage, par émission de concepts. L’inconscient est un milieu matriciel dont les ingrédients sont les images. L’inconscient est le médiateur entre cette force, cet état indicible qui est l’origine du monde et le pouvoir conceptuel qui est l’outil permettant aux humains d’agir et d’évoluer dans sa création.
Les images sont les reflets des actes, tandis que les concepts sont des formules idéelles qui peuvent servir à tracer des représentations d’images. C’est par l’imitation que les animaux transmettent leur héritage culturel. C’est sur le pré que les mères moutons donnent l’image des conduites de pâturage à leurs filles. Si l’exemple est tout aussi important pour l’éducation des humains, ils y ajoutent cependant l’apprentissage par la théorie qui est une élaboration de signes abstraits véhiculés par les concepts.
L’inconscient est une plaque tournante qui dessert tous les niveaux de la condition humaine.
C’est ainsi qu’il semble à la fois neutre et tout puissant. On se fait un devoir de le mâter, comme on prétend dompter la nature, ou bien l’on s’avoue défait par une force insaisissable, il est alors qualifié d’attributs diaboliques.
A propos, par exemple, de cette notion du “nuisible”, les animaux apprennent ce qui bon ou mal pour eux par l’expérience. Ils complètent l’appréhension directe de l’instinct par une culture d’images qui leur donne la science nécessaire au traitement des contingences de leur vie particulière : la mémoire inconsciente d’un chat l’incitera à réagir agressivement et névrotiquement à la vue d’un balai s’il a été pourchassé et battu dans sa jeunesse. L’inconscient humain, s’il peut être pareillement impressionné, possède aussi la capacité de traiter les concepts à la manière des images. Seulement, il ne va pas les organiser selon les processus de la faculté conceptuelle.
Le langage conceptuel est la résultante ou la propriété d’une complexité neuronale développée par le cerveau humain. Cette complexité supporte et permet le mouvement d’une réflexion sur soi qui est la conscience. La faculté cognitive humaine a donc le trait distinctif d’une rétention abstraite de son objet de connaissance. Tout langage étant acte d’adaptation et de création dans le monde, le langage conceptuel humain devient la capacité de connaître cet acte.
Seulement, l’activité conceptuelle qui consiste à meubler ce nouvel espace d’outils appropriés représente une fraction infime, n’est qu’une part superficielle de la puissance de l’organisme.
Cette part superficielle est en même temps essentielle à la spécificité humaine. Aussi a-t-elle tendance à cancériser l’organisme qu’elle constitue. La conduite pathologique de la faculté conceptuelle consiste à vouloir convertir l’organisme entier à son mode de fonctionnement. La représentation conceptuelle du corps, par exemple, consiste à le prendre pour une mécanique, l’extension aux potentialités informatiques constituant de nos jours un changement de degré plutôt que de nature.
Une représentation conceptuelle d’un autre genre consiste à traiter l’intuition comme un outil, à la considérer comme une qualité personnelle qu’on peut parfois utiliser de préférence au système conceptuel, plus “intellectuel”.
Bien sûr, la psychologie de pair avec le bon sens ont observé que le comportement humain présente des éléments “irrationnels”. “Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas” est la célèbre formule qui trahit la condescendance de la faculté conceptuelle et sa propension à tirer tout l’édifice humain à son niveau. C’est comme si le 4e étage d’un bâtiment acceptait à peine d’admettre l’existence du 2d ou du 5e, alors qu’en réalité architecturale, l’élaboration conceptuelle s’étend du rez de chaussée et même de la cave jusqu’à la terrasse ou au toit, tandis que l’intuition forme les fondations.
L’intuition, cette conscience de présence, est la dynamo de l’amour, de l’empathie, de la sensibilité, puisqu’elle est ce champ de forces où se rencontrent et se conjoignent les entités organiques autonomes. Il faudrait donc plus justement avoir la notion de s’ouvrir à la puissance intuitive, plutôt que de parler d’utiliser “son” intuition, comme on emploie un tournevis ou un ouvre-boite.
§8 Ce regard vise à recouvrer son origine.
L’intuition est la participation humaine à la dynamique universelle. C’est la troisième éclosion de l’esprit, après le coresprit et l’idéatique. C’est la sphère de la spiritualité.
La mentalité ambiante “moderne” et scientifique va hérisser le poil à la vue de ce terme tandis que les tenants de la tradition religieuse vont crier au blasphème. Ce sont en fait deux conceptions conceptuelles, réactions cousines bien qu’antagonistes. Le dogmatisme religieux annexe la puissance intuitive par une réduction dite “métaphysique” soutenue et cautionnée par la réduction matérialiste qui conserve le “physique” et rejette le “méta” dans la case du spiritualisme.
Les jugements de valeur et la dénonciation du “nuisible” sont établis en fonction du concept prévalent au système choisi. “Chacun voit midi à sa porte” est une observation fondée sur le paradoxe de la réalité qui est tout à la fois objective et subjective. Le fait que le phénomène du midi soit strictement local et individuel ne gêne pas le monde animal. Seul le concept humain s’insurge, qui veut établir un temps universel. Seulement, pour établir leurs généralités, les différents systèmes conceptuels procèdent en prenant appui sur des bases concrètes et localisées qui donneront couleur et aspect aux dogmes ainsi formés. Ce provincialisme s’offusquera donc de l’apparence des coutumes étrangères. La spiritualité se doit de compenser cet aveuglement.
Le concept instruit par l’esprit scientifique est capable d’établir les courbes, les variances et les équations de la relativité. C’est un instrument de mesure dont l’utilité, primordiale pour l’esprit humain, masque sa nature première qui est d’installer un monde artificiel. L’on pourrait donc formuler ainsi le drame de la faculté conceptuelle : c’est d’être essentiel à l’existence humaine, alors que sa nature l’empêche de participer à l’essence du monde.
Le schéma simplifié des différents niveaux humains ferait apparaître la situation du concept. Il n’est pas encore opérationnel au stade du physisprit et ne l’est plus à celui du spirituel. Pourtant, il les influence tous deux de sa position médiatique qui est celle de l’idéatique. Un tel schéma émane bien sûr de la faculté conceptuelle qui est seule habilitée à produire un langage de formulation abstraite. Le langage du physisprit est la présentation de l’acte tandis que l’image composée par le moyen du concept est la représentation spirituelle de l’Un, par la forme. La réalité vécue conjugue intimement ces trois niveaux.
Le corps symphonique joue le rapport à son chef d’orchestre qui se nomme Concept. Par parenthèse, il va de soi que cette majuscule figure une personnification dramatique permettant l’économie verbale. Pour Concept, il faut lire : état de complexité cérébrale qui permet la formation d’entités abstraites capables de traiter la mouvance matérielle par des opérations d’analyse et de synthèse.
La pensée conceptuelle est bien une interprétation, mais la partition est composée par l’intuition.
Une autre parenthèse est encore ici nécessaire. Le langage forme un puzzle qui se construit avec des pièces conceptuelles. Ses parties n’ont d’autre sens que le reflet de leur identité physique. Par exemple, le mot marteau dessine l’image d’un outil doté d’un manche et d’une masse métallique avec laquelle on peut exercer une force brutale par percussion. Le mot marteau ne dit pas à quel ouvrage il est employé ni avec quelle intention. La faculté conceptuelle a créé le “marteau” mais c’est l’aptitude corporelle qui l’a utilisé. Le sens du geste est donné par la manière dont il est accompli. L’ouvrage est le miroir de la conscience spirituelle qui le réalise.
C’est donc ici qu’une perspective préférentielle accordée à l’un des niveaux peut induire la confusion.
Le corps qui manie l’outil est dirigé par une impulsion cérébrale, on pourrait donc considérer que la main est l’outil du cerveau. Mais les performances du cerveau sont conditionnées par l’état général du corps, son équilibre de santé, son expérience technique et son affectivité. Tous ces facteurs physiques peuvent être modifiés, ce sont des accidents. Or, tous ces états contingents du corps et du cerveau sont portés par une unité organique dont témoigne la conscience. Le mot conscience évoque l’état qui permet à l’organisme d’accomplir un geste volontaire. Pourtant, l’état d’inconscience ou le coma ne suppriment pas cette unité qui tient l’organisme. Par nos actes intérieurs s’accomplit notre vie intime. Nous sommes, nous nous sentons être une présence aux autres et au monde.
Cette pulsation essentielle, impensée, innommable, qui est notre bien unique, on peut l’extérioriser en la nommant “l’âme créée par Dieu”. Notre culture conceptuelle actuelle préfère insister sur la responsabilité créatrice humaine en la nommant Intuition, le Regard.
Quand donc on suit la perspective “objective” où c’est le corps qui seul est censé commander la manœuvre, on conclura que c’est l’état physique de notre cerveau qui nous détermine et nous exprime totalement. En effet, si les violons s’absentent, si les musiciens font grève ou s’ils jouent faux, le meilleur chef d’orchestre et la plus belle musique seront littéralement anéantis. Mais la musique peut également être trahie par l’interprétation d’un mauvais maestro.
Quand c’est la faculté conceptuelle qui est considérée en tête, on s’accorde généralement pour déduire l’individu de sa société. Nous sommes sans doute considérablement influencés par notre héritage culturel. Les mœurs et les idées communes à une époque dans un lieu donné proposent des produits mentaux tout faits, accessibles et endossables comme des vêtements.
XXIII
La chatte Sidonie
brodait à petits pas tout noirs
la neige blanche sur le toit,
coiffé d’un plumet gris
le soleil rond tout rouge
allumait les diamants
qu’avait pendu le givre
au museau moustachu
de la minette fauve.
Voyant dans la nuit noire
un disque d’or voguer
au beau milieu du lac
la chatte Sidonie sauta
pour glisser sur la lune.
Fin 1975
à Isabelle
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