I

§1 Où l’on tente une définition de l’humain

La distinction que nous avons faite, après procès problématique de bon nombre de nos connaissances, permet de traiter le sentiment et la sensibilité comme des facultés presque opposées.

Le sentiment serait le sursaut égotiste de la faculté con­ceptuelle. La sensibilité serait la décision travaillée d’accueillir l’altérité.

Il va de soi que les actes sentimentaux seront légion par rapport aux œuvres de la sensibilité. Il est évident aussi que les deux attitudes vont se compléter ou se disputer la prérogative sur le chantier d’un même individu. Ce phénomène d’interactivité sera si complexe qu’on pourrait le figurer visuel­lement par les boules de lignes agitées qui représentent dans les bandes dessinées ces mêlées de corps si rapides que l’on ne peut plus distinguer les membres de chaque combattant.

Il importe pourtant de distinguer le sentiment et la sen­sibilité par leur essence. Il faut donc commencer par dénoncer les illusions de leurs apparences.

Lorsque quelqu’un évoque, la main sur le cœur, l’incapacité d’exprimer ses sentiments pourtant intenses, la su­percherie qui trouble est qu’il -ou elle- veut faire entendre et admettre sa nature de grand sensible incompris. Pour démysti­fier le malentendu, il convient d’affirmer que la sensibilité n’est pas “naturelle”, elle est au contraire le produit parfaitement ar­tificiel d’une conquête assumée.

En fait, le sol où se dégage la sensibilité est un terrain conquis sur celui du sentiment, qui est, comme le corps où l’on échoit à la naissance, un donné de nature. Le corps est affecté de certaines dispositions, de potentialités variées à partir des­quelles pourront se construire diverses aptitudes, goûts et pro­pensions. Quand on naît court sur pattes, on peut être sûr de ne jamais pouvoir gagner à la course, à moins, comme la tortue, de se mesurer à un lièvre étourdi. Les qualités efficaces ne sont pourtant pas toujours voyantes et l’on n’a pas besoin d’avoir les oreilles longues et velues pour être musicien. La vertu d’un violon dépend avant tout de sa structure et de la qualité de ses matériaux, mais aussi de ses cordes et des clés qui altèrent sa sonorité.

L’environnement culturel et existentiel peut jouer lar­gement sur les tendances innées.

Tout cet ensemble forme la base qui détermine la nature matérielle des affects et du potentiel individuel. A partir de ce bagage spécifique, chaque organisme développe un système ra­tionnel accusant des affinités sélectives. Son sentiment va le porter à former des jugements préférentiels qui correspondent à ce que sa nature instinctive trouve estimable, c’est à dire digé­rable.

Dans cette perspective, il est patent que le fait d’aimer ou de détester le chocolat, le grand air et Pierre ou Paul ne si­gnifie rien d’autre que l’individu y trouve son compte et qu’il peut y trouver à nourrir son appétit légitime ou un vice.

Les sentiments maternels, les sentiments filiaux ou amoureux ne relèvent pas de la sensibilité dans leur premier surgissement.

Bien sûr, les facultés conceptuelles vont s’insurger con­tre une telle formule, elles vont arguer que c’est tout le con­traire puisqu’il est évident que le chat est sensible mais n’a pas de sentiment. J’ai rencontré l’autre jour dans la cour de ma voi­sine un chat abandonné qui cherchait à s’établir. Ce qu’on lisait dans ses manières et dans ses yeux ressemblait bien à des senti­ments. Modeste et résolu, craintif et audacieux, il se mesurait à la situation. Il savait que la petite-fille désirait sa présence, que la fille n’en voulait pas chez elle à cause de la moquette et s’adressait donc à la grand-mère en exécutant un ballet de pas concertés vers la porte, sans toutefois forcer le passage. Comme on me proposait à moi d’adopter le chat, je lui fis par jeu quel­ques avances. Il me considéra, de loin, vint poliment faire le tour de ma personne mais sans consentir à être touché. Tout à coup, je vis ses yeux s’agrandir de terreur, son corps se rétrac­ter, tous les muscles prêts à la détente et à la fuite. Je m’en dou­tais aussitôt, c’était J. qui apparaissait sous le porche, qui dé­teste les chats et les pourchasse sans pitié.

Il semblait donc que l’animal était doué d’une faculté très vive d’appréhension de son entourage qui lui permettait de réagir selon que celui-ci rencontrait son désir ou éveillait sa crainte.

La conduite du chat est parfaitement claire. Ce qui l’est moins, c’est l’interprétation que l’intelligence conceptuelle hu­maine va en tirer. Elle peut en effet totalement fausser l’observation en utilisant son pouvoir d’abstraction à mauvais escient. Par exemple, un agneau, petit, mignon, attendrissant, est mangé par le loup. Un livre pour enfants qui voulait éduquer leur sensibilité présentait dès l’abord ce fait révoltant, l’héroïne blondinette déclarait sans ambages que le loup était cruel et mé­chant. L’histoire ensuite utilisait l’économie de la dette : la fillette ayant sauvé le loup et soigné sa patte prise et blessée dans un piège, le loup reconnaissant lui avait juré allégeance. Elle mit aussitôt ce pouvoir à profit en persuadant le loup qu’il devait épargner la vie de l’agneau. Le pauvre loup qui ne trou­vait rien d’autre à se mettre sous la dent, maigrissait et dépéris­sait à vue d’œil. La fillette alors faisait le sacrifice de son sen­timent et lui concédait sa nature de carnivore, en lui faisant toutefois pro­mettre qu’il ne tuerait que pour manger, non plus par plaisir de cruauté.

L’histoire, satisfaite de sa morale, s’arrêtait là. Nous pouvons quant à nous imaginer le loup, perplexe, empocher son certificat de bonne conduite, sans bien comprendre ce qui diffé­renciait cette vertu nouvelle d’avec son attitude ancienne.

Dans ses fables, La Fontaine n’est pas coupable de cet anthropomorphisme naïf et sentimental. C’est par métaphore qu’il fait endosser aux animaux la configuration psychologique des humains. Il ne commet pas d’amalgame et ne parle pas d’animalité.

Par contre, c’est le risque imprudent que prit ce député anglais dans l’âpre discussion sur le projet de loi contre la chasse à courre, en décrétant que le renard était “une peste nui­sible” et qu’il avait cette certitude parce qu’il ressentait encore l’horreur de voir la basse-cour de sa mère dévastée, les poules blessées, des membres et des ailes brisées, sanguinolentes, à demi-mortes.

Un détective sentimental conclurait que le mobile du crime est la cruauté gratuite, puisqu’il voit le carnage sans distinguer la cause. Un effort plus rationnel chercherait à reconstruire les moments du drame. Me chargeant de l’affaire, j’allais consulter un expert et lui demandais des précisions sur la conduite de l’accusé. La fermière me répondit qu’un renard affamé pouvait en effet s’introduire dans la basse-cour pour égorger une poule et la dévorer. Mais parfois, son arrivée provoquait une telle pa­nique et si grande commotion qu’il ne parvenait pas d’un coup à saisir une proie et devait en pincer plusieurs avant d’en tenir une. La défense était donc en mesure de prouver que ces hor­reurs étaient dues, non pas à une intention cruelle, mais aux aléas de la chasse. En plus, allez savoir si le renard n’était pas vieux, bigleux, un peu rhumatisant …

L’avocat pouvait donc déposer une plainte en diffamation.

Chacun, fermière, chien, lapin, renard avait ses intérêts et des sentiments assortis.

Mais justement, le sentiment naturel de chacun s’insurge contre cette reconnaissance. L’ennemi, c’est l’autre qui n’a au­cun droit quand il empiète sur les miens. Chaque armée arbore sur ses drapeaux le nom du dieu qui justifie son ardeur guer­rière. Que les deux camps se réclament du même ne change rien à l’affaire, l’important, c’est le principe de suprématie.

L’intérêt financier des actionnaires d’une compagnie dicte la conduite de ses directeurs et la fin justifie les moyens. Qu’ils paraissent cruels et tuent dix poules pour en manger une est secondaire et n’entre pas en ligne de compte.

L’on a déjà remarqué que dans la nature, en effet, la loi qui règne est celle du plus fort.

Les deux ministères de l’existence animale sont la chasse et la défense. Les systèmes de défense sont pour la plupart des dispositifs d’alarme qui permettent de fuir le danger, ou quand il s’agit de troupeaux, de réussir à fuir en sacrifiant les individus les plus faibles, dont la société peut le mieux se passer.

Cette sélectivité n’est pas laissée à la seule agence des prédateurs, elle est opérée au sein même du groupe. ces ballets aériens ou aquatiques où l’on voit évoluer des centaines d’individus dans des exercices d’une précision toute militaire sont des tests d’efficacité. Les décisions du chef de file se pro­pagent tout au long des rangs par la réplique instantanée de chaque participant aux agissements de son voisin. La vivacité des performances garantit l’harmonie de la formation. Les traî­nards et les inadaptés trahissent dans ces jeux esthétiques, ou plutôt athlétiques, la médiocrité de leurs aptitudes. L’enjeu de cette parade sélective est d’évaluer la qualité génétique de cha­que individu afin que s’organise la reproduction dans les condi­tions optimales pour la survie de l’espèce.

Les forces vitales suivent donc toujours le même schéma : chaque organisme individuel est totalement accaparé par les exigences de la chasse, selon les deux axes de l’exploitation du territoire et de sa défense. Chaque individu vise en cela une sa­tisfaction de son appétit : il faut ingérer pour transformer afin de survivre. Mais la survie est essentiellement la survie de l’espèce. La différenciation des individus est cartographiée par l’instinct pour assurer les associations génétiques les plus profitables à l’espèce dans le sens d’une meilleur adaptation aux conditions de l’environnement, ou plutôt d’une inventivité qui s’appuie sur les bases déjà formées.

§2 La définition s’établit à partir de la structure originaire

La nature, infiniment riche dans sa diversité, ne peut ce­pendant tout faire à la fois. Si vous jouez régulièrement du marteau-piqueur, vous ne pouvez imaginer pratiquer le piano. Ce qui occasionne la formation d’un organisme particulier est une spécialisation irréversible. Les fantasmes chimériques qui assemblent des créatures hybrides ne tiennent pas compte du fait qu’une espèce et ses individus sont constitués par leur uni­cité inaliénable. La forme d’un corps vivant n’est pas un as­semblage fortuit de parties interchangeables. C’est une harmo­nie qui distribue ses notes dans un dessin unique. Chaque indi­vidu est une action tendant à un résul­tat inédit. La nature ne se répète pas. Quand elle chante la même note en promouvant une espèce, c’est la répétition diffé­renciée d’une mélodie qui se complaît aux multiples variations d’un même leitmotiv.

L’espèce humaine provient d’une lignée de créatures qui avaient diversifié le développement des cellules cérébrales de préférence aux organes et aux instruments plus physiques des autres projets évolutifs. Ces particuliers-là, en effet, étaient plus costauds que nous, mais ils manquaient lamentablement des avantages que les autres espèces avaient élaborés. Sans griffes, sans carapaces, sans venin, ils avaient compensé par l’astuce et la ruse.

Il est probable qu’il n’y a pas eu choix délibéré, dans le sens où un sinanthrope aurait décidé un beau jour d’une voca­tion d’intellectuel et aurait organisé l’éducation de ses congé­nè­res. Sans doute n’est ce pas non plus le fruit de l’opportunisme d’un avorton qui aurait découvert qu’après tout, il était profitable de persuader quelqu’un d’autre d’accomplir les tâ­ches les plus rudes à sa place.

Il faut plutôt penser à l’opportunité du possible. L’intuition qui se matérialise abandonne de ce fait d’autres choix. Si vous marchez vers l’est, vous renoncez à progresser, dans le même temps, vers le nord. Si vous changez sans arrêt de direction, par pusillanimité, vous tournez en rond et vous n’avancez pas. Vous n’irez nulle part. Les gènes qui s’entendent pour inventer une tortue renoncent à faire un oiseau. On peut varier, enjoliver le thème central, mais il faut que la formule reste viable. L’instinct propose, mais la matière, au stade subs­tantiel, a des contraintes incontournables.

La création du monde comme celle d’une œuvre se dé­veloppe dans l’explication du possible. Au stade du dévelop­pement matériel, la fondation engendre l’édifice. Mais pour une fabrication d’objet, la finalité de l’action préexiste à son exis­tence. Une maison n’est pas un bateau. Cependant, l’idée d’une maison-bateau est possible, il faut seulement qu’elle intervienne avant qu’un maçon ne pose la première pierre. Il n’en est pas de même pour les œuvres qui procèdent d’une rencontre. Le corps matériel qui en résulte n’était pas prévu. Il n’était pas inélucta­ble. Mais la plus infime esquisse de mouvement est une pro­messe de floraison infinie de formes qui par leur épanouisse­ment écartent d’autres possibles. La rencontre profitable de deux entités neutres initie, par le hasard constituant, une filia­tion spécialisée.

Une ligne appelle tous les dessins, mais plusieurs for­ment une individualité. Une note est indifférenciée, mais un ac­cord signe l’œuvre. Un mot ne dit rien, une phrase engendre un sens d’où peut découler tout un texte.

La spécialisation cérébrale des hominidés aboutit à un saut inédit dans la création naturelle : un acte réflexe qui re­couvre la potentialité. Les humains, par cette invention, se dé­ve­loppent sur plusieurs dimensions. Ils conservent la matura­tion d’un organisme substantiel, qui vit la naissance et la mort de sa matérialité, et par leur conscience, ils participent du ni­veau d’avant la matière substantielle, la zone du possible qui n’est pas déterminée par les lois qui ordonnent la matière.

La croissante complexification de leur système neuro-cérébral leur donne accès à une dimension inconnue des autres créatures : la capacité d’être là, tels qu’en leur existence et d’être extérieurs à cette intériorité vécue.

Mais cette faculté visionnaire qu’est la conscience-qui-se-voit-dans-le-monde emprunte souvent la vue de ses organes physiques. Elle se limite alors à la perception de la matière substantielle, ce qui lui vaut bien des confusions et des malen­tendus. Par exemple, la connaissance veut penser l’origine. Sa mémoire affective lui offre le support d’existences par elle con­nues. L’origine d’un arbre est sa graine, tous les débuts sont des embryons. Mais d’où viennent ces germes ?

A partir du moment où l’on pense sur la ligne d’évolution des espèces, la méditation s’enraye. L’ancêtre du germe apparaît au premier matin du temps. Et l’on se surprend à formuler l’impossible espace du temps d’avant le temps.

Et pourtant, l’âne qui tourne sa noria dessine une forme essentielle. Il faut seulement dégager ses yeux du sens utilitaire pour être à même d’en tirer profit. L’expression “tourner en rond” ne rend même pas justice au pauvre âne qui subit sans broncher le quolibet et continue à marcher sans aller ailleurs, à fournir un travail d’un pas égal de danse à vide. Le sens péjo­ratif de l’image verbale indique bien la réticence de l’imagination à se défaire des dimensions de son nid existentiel. L’instinct lui suggère qu’elle trouvera bel et bien son intérêt à évoluer sur des segments linéaires. C’est la flèche du temps qui lui permet de localiser son déjeuner et elle sait bien que d’ici à demain, elle aura de nouveau faim. Ce sont les points de ce cercle viscéral qui lui importent. Mais quand ça re-dine tous les jours, c’est une répétition et ça tourne en rond.

Dans ce cas, c’est le rond sécurisant, sans failles, de la satiété qui n’a pas peur de la faim. Le cercle n’est pas perçu en tant que lieu, c’est le rythme de la marche qui est essentiel. La tension et la résolution forment là une sphère auto-suffisante.

Pour l’énergie qui veut se déployer, le fait de tourner en rond est signe qu’elle est empêchée par une cage. L’élan est brisé, le cercle est une prison. Car la vie qui s’affaire à ses ap­pétits ne s’intéresse à la forme qu’en termes linéaires de départ et d’arrivée.

Quelle commune mesure y-a-t-il entre la vie qui jaillit pour mourir et le cercle qui dure sans jamais commencer ni s’éteindre ? Ces deux états de réalité, les humains les vivent consciemment, c’est à dire que l’espèce s’est dotée de la capa­cité d’y être active, au lieu d’y demeurer au mode passif de l’animalité.

Mais dans la pénombre du jour naissant de la con­science, l’on a naïvement distingué l’activité du corps d’avec celle de l’esprit. En établissant conceptuellement cette dualité, l’on s’est chancé d’un fantasme du plus bel acabit. L’impuissance et la stérilité en sont les moindres effets. Quand on veut se désaltérer, pourquoi s’ingénier à tenir à part l’oxygène et l’hydrogène qui sont les molécules indissociables de l’eau ?

Ce pouvoir qui caractérise l’espèce humaine, c’est le corps qui l’explicite. En fait, le corps est la matière de cette explicitation, l’esprit en est la manière. Le mystère commence au moment où l’on imagine l’esprit exister sans le corps. Pour­tant, il ne faut pas non plus s’enferrer dans l’idée qu’en étudiant la matière du corps, l’on fait l’économie de la notion d’esprit. A moins de reconnaître au corps une puis­sance qui n’a rien de commun avec ce qu’on a coutume de nommer la matière.

Le virus, l’oiseau, la matière minérale sont des espèces abouties dont la vivante perfection a permis le classement. Mais cette vie évolue dans l’état de création. Le possible sous-tend leur existence, sans lequel aucune matière ne peut trouver sa cohérence. La graine est née du possible, le possible n’a pas connu de naissance puisqu’il n’a pas de substance.

Chaque point de la circonférence est le résultat circons­tancié d’un rayon issu du centre d’un cercle. Mais le centre n’a d’existence que par la définition réflexive qu’il tient de sa cir­conférence. Quand la pointe du compas se fixe et que l’on écarte ses branches pour déterminer la longueur du rayon, l’on est dans l’univers de la potentialité. Quand le compas a marqué deux points, en immobilisant les deux branches, il existe une quantité innombrable de possibles. Ils peuvent subsister à l’état de points, être intégrés dans une courbe, un segment de droite, une infinité de figures dont la variété est impensable. Mais dès que la deuxième branche reprend son évolution en se déplaçant infinitésimalement dans le même rapport de distance avec le point fixe, le sort du cercle est jeté, sa matière peut s’affirmer en ap­paraissant de diverses façons, il est individualisé. Il dépend de son centre, qu’il a lui-même créé.

Le mystère de l’origine tient à cette conversion du pos­sible au réel. Tant que l’on raisonne dans la sphère des corps différenciés, la logique peut suivre le fil de la loi de cause à ef­fet. L’œuf vient de la poule, qui vient de l’œuf … en remontant le temps jusqu’au point où la raison s’abîme. Car il faut finir par admettre ce commencement qui est sa propre cause. Cet instant d’un non-temps où le temps s’installe, premier instant du temps qui se génère d’un germe qui n’existait pas, puisque l’existence est un mode du temps.

Cette vision ineffable est l’effort de l’espèce humaine qui participe à l’étalement du probable et s’en abstrait vers le possible. État d’une tension inouïe puisque c’est l’appréhension du possible-qui-n’existe-pas à partir de la substance dont l’attribut premier est l’existence.

 

§3 L’invention inouïe de l’espèce humaine est l’image  composée, ou concept

Cet effort de conscience, l’espèce humaine en a témoi­gné par l’invention du langage qui signifie et pourtant n’est pas ce qu’il dit.

Sur le versant de la matière, le langage tend à la plus grande précision pour nommer la substance qu’il veut cerner. C’est là son rôle temporel et sa fonction utilitaire. Mais son es­sence est de rappeler la substance à son origine, de délivrer la matière de sa finitude. Le langage le plus utile est celui qui re­met l’être humain en phase avec ce qu’on pourrait nommer sa source, si toute image de nature matérielle n’était inadéquate. Le langage serait une échelle permettant d’accéder à un niveau où il n’est plus opérationnel. Pour penser, il faut parvenir à con­cevoir sans concept.

Considérons la notion du probable. L’étymologie du mot témoigne d’une exigence de correspondance entre un fait concret et un prononcé abstrait. Probable est ce qu’on peut prouver. Tous les sens dérivés, de plausible et de vraisemblable – de ce qui, sans être absolument certain, peut ou doit être tenu pour vrai – s’appuient sur des données préalables qui procurent une référence fixe. Le probable est une grandeur numérique par laquelle on exprime le caractère aléatoire d’un phénomène et qui est égale au rapport du nombre des cas favorables à celui des cas possibles. Le probable est donc déterminé par le possi­ble, qui est lui même limité par sa convenance avec le réel.

Il s’agit là du possible du probable, qui appartient au rè­gne de la matière et des corps différenciés. Mais le possible dont l’apparition n’a pas eu lieu dans le cadre de l’espace et du temps, comment le penser ? Le possible dont le probable est le précipité n’était pas inéluctable, mais dès qu’il s’incarne, il est indélébile.

Voilà bien ce qui trouble notre entendement, qui attend de la pensée une compatibilité avec notre existence matérielle. La contemplation du possible n’est accessible qu’à une pensée purifiée de toutes les intrications déterministes.

Cette puissance impensable, qui Est sans exister, qui n’agit pas et de qui pourtant tout procède, l’imagination éper­due de l’espèce humaine l’a nommée Dieu. Mais il ne suffit pas de nommer un être pour savoir dé­finir sa nature. Cette remarque est déjà pertinente pour les êtres dont le corps est étendue sur laquelle on peut asseoir l’expérience, elle l’est à fortiori pour l’être non-matériel qui n’a même pas la nature des processus abstraits comme les concepts qui évoquent l’évolution et les rapports entre les corps maté­riels.

L’être est ce qui, n’étant ni matière ni concept, ne peut justement supporter que l’on dise qu’il est, selon le sens et l’emploi du mot tel qu’on est bien obligé de le concevoir dans la vie.

De cet être hors de l’espace et du temps, qui n’a pas de nom, procède toute existence, abstraite ou concrète.

Le déterminisme de la matière est incontestable. Nous nous définissons par nos limites et notre finitude, mais notre li­berté procède de la conscience que nous avons de cet état du possible dont nous émanons. L’animalité se meut à l’aise à l’intérieur du déterminisme. La conscience poétique se con­temple dans le miroir de la nature. La bête qui se penche sur l’eau ne s’y voit pas, elle se contente de boire. Comprendre de Narcisse qu’il est amoureux de son image est une appréciation à fleur de peau qui dégrade la conscience humaine. Le cerf qui boit voit ses bois et les approuvent puisqu’ils sont là. Narcisse s’émerveille car il est ému à l’idée de penser qu’il aurait pu ne pas être. Quoiqu’il arrive, l’écho que produit sa conscience en face de l’événement est sa conquête inaliénable. Il sait qu’il meurt, mais cette conscience défait la mort puisqu’elle ressort de la puissance où la vie n’est pas encore.

La spécialisation cérébrale des humains aurait donc abouti à la capacité de cette espèce à fonctionner dans une in­teraction synaptique dont l’intérêt se porte sur des enjeux d’une autre nature que ceux de la survie biologique. Cette puis­sance humaine recouvre les qualités de l’état qui précède la ma­tière. La spécificité humaine est donc d’exister matériellement d’une façon qui ne l’est pas. Ce fait fondamental est une intui­tion immanente à l’humain, mais son expression par le langage conceptuel subit volontiers l’attraction de la matière. C’est ainsi que, chosifiée, la représentation établit un système d’opposition, une antinomie entre le corps et l’esprit.

§4 Le langage est conceptuel, il adopte la nature de ce qu’il évoque

En vérité, il n’y a ni corps ni esprit, mais il existe un précipité organique qui agit dans une interaction avec son milieu matériel historique et sa puissance originelle. Ainsi se découvre le fondement du mythe de la Trinité : l’esprit qui souffle dans un corps et qui s’engendre là.

Mais la représentation conceptuelle, quand elle dénature l’humain en inventant les deux entités isolées du corps et de l’esprit, succombe à la tentation d’exercer sa puissance de vo­lonté sur ces siennes créatures infernales.

La confusion, l’isolement et le désespoir sont les enfants monstrueux de la discorde entre le cœur et l’âme. Le cœur bat dans un corps qui vibre des affects, l’âme est le battement de ce cœur, la sensibilité de ce corps, la faculté pour lui d’agir et de vouloir.

Lorsque le corps exhale son dernier souffle, on dit qu’il “rend l’âme”. Ce principe serait donc distinct du corps qu’il anime. Mais quelle est l’instance qui rend ce jugement ? C’est la faculté conceptuelle qui produit ses entités par analogie aux mouvements du corps. Plusieurs corps ne peuvent exister en même temps dans le même lieu, les différents états que toute matière subit tour à tour et de façon distincte sont causés par des influences externes. Les mouvements de ces corps substan­tiels seront prêtés à ce principe sans lequel le corps n’a plus de vie, l’âme peut être blessée, chavirée, déchirée, percée. L’on ne peut évoquer ses états qu’en termes de matière, elle s’agite, elle vibre, elle s’envole, elle est abattue, elle est malade.

La conscience analytique fait alors un double constat. Les passions de l’âme affectent le corps, c’est le corps qui affecte l’âme de ces passions la qui mobilisent. Dos à dos, le spiri­tualisme et le matérialisme se disputent la préséance.

Ces deux représentations ennemies sont pourtant toutes les deux le fait de la Raison qui conceptualise par morceaux et donc, à proprement parler, ne sait pas de quoi elle parle.

Pour utiliser à bon escient son outil conceptuel, il con­vient que la Raison délocalise. Quand elle se situe sur le versant substantiel de l’être qu’est la matière, elle ne peut rien d’autre qu’établir un classement, c’est à dire rendre les créatures étran­gères les unes aux autres en insistant sur les différences de leurs constitutions. Cet exercice est utile et légitime mais peut être dangereux si l’on s’en tient là. En raisonnant du côté d’un développement matériel, on dirait volontiers que les races sont différentes parce qu’elles n’ont pas la même couleur ou que nous voyons parce que nous avons des yeux.

En réalité, les yeux sont une action concertée des créa­tures dans leur monde. Lorsqu’il y a plusieurs millions d’années, après la grande nuit glaciaire qui avait fait régresser la constitu­tion de l’œil à la bichromie, certaines nouvelles créatures ont eu besoin de se repérer au grand jour, l’œil s’est réinventé des ca­pacités sensorielles qui, par exemple, permettaient à des animaux de choisir les fruits mûrs sur des arbres qui avaient besoin de disperser leurs graines. Le rouge et la vision du rouge résultaient d’un ac­cord. La Trinité est donc une métaphore pour évoquer la ren­contre qui fait naître et ordonne la matière.

Il est édifiant de comprendre que l’on peut encore médi­ter une telle métaphore dans une ère qui se veut basée sur une compréhension scientifique de l’existence. On a beau dire que les religions et leur mythes ne sont que des systèmes con­ceptuels issus d’un complexe historique spatio-culturel, il n’empêche que leur mobile premier est l’expression d’une in­tuition fondamentale. D’autres spiritualités définissaient qu’un individu possède plusieurs âmes. Dans un langage moins con­ceptuel, elles évoquaient ainsi les différents aspects du phéno­mène humain.

Si le cœur est l’organe essentiel de la vie physique, il est responsable aussi du courage et de l’altruisme. Le “cœur qui bat” est un fait biologique et c’est l’indice d’une émotion, pro­duit d’une triangulation. Le temps est constitué par le mouve­ment de formes qui s’interpénètrent, s’équilibrent, se construi­sent et se défont. La philosophie occidentale a choisi d’inscrire cette mouvance formelle dans la notion d’esprit et les traces substantielles dans celle de corps physique. Ce faisant, elle a institutionnalisé la diplopie, c’est à dire que notre représentation officielle cautionne une vision anormale, la vue double d’un seul objet.

Il faut cependant lui accorder des circonstances atté­nuantes, voire même justifier cette morbidité : elle a cherché à comprendre comment les choses passent et a dû figer la fluidité dans un schéma statique. Elle opère des coupes irréelles dans le continu, déclare que les oiseaux s’envolent alors qu’ils sont déjà bien haut dans le ciel. Sa volonté de maîtrise l’a conduite à se polariser sur la matière de ses concoctions, en insistant sur les qualités distinctes et opposées, ce qui fait oublier que la polarité des pôles est nécessaire à leur existence.

Les traces matérielles sont pourtant dépendantes de l’esprit. La balle qui sort du canon obéit à la ligne de visée qui n’existe pas dans le même univers que la balle et détermine pourtant rigoureusement sa trajectoire, laquelle dessine une courbe.

Parler de corps et d’esprit n’est légitime que si l’on a la volonté consciente d’employer les mots dans leur fonction utili­taire. Il est nécessaire de savoir si l’expédition prend le chemin du pôle nord ou celui du pôle sud, mais il ne viendrait à l’idée de personne de soutenir que c’est elle qui fonde l’existence du pôle qu’elle a choisi d’honorer de sa présence.

C’est pourtant cette attitude présomptueuse et vaine qui pré­vaut quand l’humanité base ses choix sur un aspect isolé de sa nature. En cette époque où les sacrifices les plus coûteux sont offerts au dieu de la productivité, la vision technologique im­mole toute créature qui ne sert pas son fantasme. Dans cette fo­lie, l’ordre est donné de crever les yeux à tous ceux qui pleurent devant les bûchers. La vertu consiste alors à tenir compte de l’ordre, sans se soucier de l’œil qui pouvait s’accommoder à son environnement.

Mais si l’on ne voit finalement plus rien, c’est qu’on avait accepté auparavant de voir double : la diplopie était le pis-aller qui cautionnait la dichotomie. La fatale tendance de la philosophie occidentale à séparer le physique et le mental, le cœur et l’âme, la matière et l’esprit était combattue par les poè­tes qui s’insurgeaient contre l’église quand elle diabolisait le corps, contre la technologie quand elle le divinise. Mais ils li­vrent une bataille perdue d’avance s’ils persistent à protester seulement que le réel est double, quand ils voudraient signifier son entièreté. Ils adoptent alors malheureusement le point de vue qui ne permet de voir que l’apparence matérielle et fugace de l’être et cautionnent l’illusion idolâtre que l’on peut en faire une définition conceptuelle exhaustive.

Intuition et Concept - dessin 1

 

 

XXII

 

Les andouillers puissants paissaient à la dérive

-point l’altière et durable montée-

les givres clairsemés au lacis de ces champs

abreuvaient de folie leurs antiques frissons,

les mannes étaient souples, au hasard des saisons,

et la brise apportait de lourds manteaux sucrés

tout fourbis de toison.

 

 

Quand l’unique aperçu s’en vint

et berçant sa prière,

assesseur des vaincus pour leurs vaines alarmes,

amant des mots, des mousses,

écervelées toupies,

douceurs édulcorées tapies de peur,

il s’en prit à l’aiguille, au venin,

ratissant sous leurs yeux, lacs gelés, des guenilles

et dans leur dos, malgré leur ris, vide et vacarme,

s’en drapait un turban, joyau royal.

 

15.12.1975

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