XVIII 18
Extrapolons maintenant cet exemple personnel à des problèmes d’enjeu plus général. Ce qui était illustré par l’histoire était la raison du choix et non pas son fait : le concept de vaisselle à 7h du soir ne conviendrait pas, bien sûr, à tout le monde.
Examinons dans la même perspective cette affaire tragique des farines animales qui offre un champ d’action si riche au comique. Nous avons été roulés dans la farine. Nous avons été trompés par un escroc qui nous montrait patte blanche. Les poisons utilisés pour son crime étaient tous de même farine. Concept aux dents longues, aidé de ses comparses Réalité Bancaire et Technicologon, broyait la vie dans son moulin. Souvenons-nous de la fable : sans d’autre critère que la résolution de problèmes techniques, sans d’autre souci que le défi qu’ils posent à leur puissance, sans scrupule pour les moyens, sans regard pour les conséquences de leurs agissements, ils s’en vont de par le monde établir les pièces et les contre-pièces de leur machinerie.
Concept n’a pas de sentiment, il a courte vue, il ne pense pas. Si l’on informe un ordinateur des données “nourriture, rentabilité, déchets” il produira bien logiquement la solution : farine animale et fécale, économique et efficace.
Intuition, qui témoigne du même respect pour la nourriture que pour la merde et se soucie également de rentabilité, fait observer à tout un chacun aussi bien qu’aux “décideurs” de notre société que le problème est mal posé. Elle propose, comme son nom l’indique (intueri signifie regarder attentivement) de discerner clairement le but d’une action avant d’embrouiller ce pauvre Concept avec des velléités mal définies. Elle assure aussi que Technicologon, bien conseillé, pourrait apporter une aide précieuse, elle se souvient par exemple qu’autrefois on faisait de la colle de peau, qu’on broyait les os pour … elle ne connaît pas la technique mais elle encourage à chercher, c’est amusant et profitable, à condition, bien sûr, de veiller à ce que les conséquences de ces expériences ne soient pas trop désastreuses, car le but premier, la référence incontournable, l’intention absolue est le bien, c’est à dire ce qui permet le mieux le développement physique mental et affectif, autrement dit la croissance spirituelle de chaque être humain.
A ce stade, Concept se rebiffe, hausse les épaules en reniflant de mépris et marmonne des insultes à l’intention d’Intuition. Les vues supra-individuelles d’Intuition, Concept les juge idéalistes et impraticables, ses suggestions pratiques autant de billevesées naïves et irréalistes. Ce que Concept approuve et estime sérieux, ce sont les rapports de force, le jeu violent de la concurrence pour le profit économique du joueur ou de la société des investisseurs qu’il représente. Les capitaux engagés et les plus-values dégagées sont les normes exclusives de la valeur d’une opération.
Comment aboutit-on à cette monomanie ?
Pour saisir la cohérence des péripéties de l’histoire, il faut élaborer le concept de la structure de l’être humain.
Il est capable d’appréhender l’idéalité, mais lorsqu’une langue qui est habile à manipuler les concepts abstraits parle de “chien”, une autre plus concrète répondra : “Qu’est-ce qu’un chien, de quoi parlez-vous ?” Il faudra nommer un pékinois ou un caniche pour qu’une image eidétique se forme qui sera quand même celle d’une essence de chien puisque “caniche” est déjà un terme générique.
L’on peut apprécier la complexité des modes d’action de l’esprit humain quand on médite sur la différence des deux énoncés : “le Chien” et “le chien”. Il existe un aussi grand écart entre ces deux réalités qu’entre la Vérité et la vérité.
“Le Chien et la Vérité” sont des idéalités abstraites, tandis que “le chien et la vérité” sont des vocables descriptifs d’une réalité concrète.
Bon nombre de guerres sont déclenchées par la confusion entre ces deux niveaux. Pour peu qu’Affectivité s’en mêle (et c’est toujours le cas) pour attiser les passions et l’on s’entre-tuera pour la Vérité quand il est dit que le chien est blanc ou qu’il est noir.
Le malheur d’Intuition, si l’on peut dire, ou plutôt son inaccessibilité pour la raison objective, c’est qu’elle n’est pas concrète. Il ne faut pas se laisser impressionner par le langage quand il déclare que la Vérité n’existe pas, puisque c’est un concept abstrait, ou à l’inverse que la vérité est ce concret auquel on accorde une valeur préférentielle.
Intuition ne s’intéresse pas à la vérité en tant que concept abstrait. Elle suscite l’avènement du concret mais elle en confie la gestion à Concept qui seul peut s’investir au stade matériel dans le vital vécu.
Intuition est la Vérité, c’est au règne du concept abstrait qu’appartient la multiplicité des apparences concrètes. Intuition est l’exigence qui allège l’esprit humain et lui fait transcender sa nature physique. Intuition est aussi l’impulsion qui guide sa subjectivité active dans son expérience concrète.
Le concept abstrait est donc l’agent plénipotentiaire sur le concret du vécu. Mais sa dynamique est linéaire et s’il se targue d’initiative, il s’engage fatalement dans une impasse parce qu’il raisonne par exclusion.
Observons sa tactique sur les humeurs. De deux choses l’une, dans les rapports de Concept avec Affectivité, selon les individus et les situations, c’est Concept qui domine et la personne est livrée à un activisme physique ou mental sans frein ni retenue, ou bien c’est Affectivité qui donne le ton et c’est la panique ou la pétrification.
Pour faire une image des rapports d’Affectivité avec Intuition, il suffit de penser aux personnifications populaires du héros, calme et d’un courage apparemment non émotif, il étonne et rassure par ses réactions délibérées, sans précipitation, mais si appropriées qu’on a l’impression qu’il y était préparé d’avance.
Les plus grands experts, ceux qui voient avec acuité ce que les autres ignorent, ont l’air absent, ils semblent écouter leur problème plutôt qu’y penser. Les sages aussi ont cet air que Concept trouve stupide. Il les accuse d’être ennuyeux, mièvres et de “ne pas vivre leur vie”. Ce que Concept veut dire, c’est que contrairement à lui, ils ne se lancent pas à corps perdu dans un nouveau projet sans tenir compte des autres exigences de leur être. Concept leur reproche donc de ne pas faire crédit aux fantasmes de pouvoir, de richesse, de puissance technique et de jouissance ludique qui assaillent sans répit sa cupidité et sa naïveté en lui faisant croire qu’il va saisir matériellement le bonheur. Il est fait pour traiter les objets, il est donc naturellement enclin à provoquer chez Affectivité des mirages et de trompeuses théories.
Il est entendu que l’Intuition s’appuie sur le Concept pour exister. A l’intelligence instinctive du monde animal s’est substitué ce couple inséparable Concept-Intuition. Mais l’esprit humain ne peut trouver le sens de sa vie que par l’épanouissement de toutes ses facultés dans l’expérience, et l’attitude conceptuelle tourne le dos à l’expérience : surprenez les concepts de luxe et de fête en leur proposant de choisir entre l’eau et le champagne, il est évident pour le concept que le champagne est supérieur à l’eau. Intuition préférera cependant, si tel est le cas, une bonne eau à un mauvais champagne. Technicologon, quant à lui, peut assurer qu’il faut autant de soins pour apprécier et préserver une eau pure qu’un bon vin.
Autrement dit, Intuition possède la capacité (éventuelle) de transformer l’eau en vin, tandis que Concept convertira l’idée de vin en une abstraction publicitaire et mercantile.
Le mirage le plus couru de notre époque étant l’impératif économique, le concept se réclamera de la vie qui enjoint aux organismes individuels “Croissez et Multipliez” pour appliquer ce commandement à tout ce qui vient au jour : l’argent produira l’argent, la production engendrera la consommation. Enivré de ce vertige, Concept souhaitera la consommation quotidienne par chaque individu d’une voiture, d’une télévision, d’un jeu complet d’appareils informatiques, de quelques avions et autres nécessités ludiques pour que, conclut-il glorieusement, le système marche.
Si Concept consentait à considérer attentivement la situation, les mobiles des actes possibles apparaîtraient en clair, au lieu de la cacologie, une parole simple et efficace.
Car l’illusion la plus tenace de l’attitude conceptuelle est de croire que le concept est l’auteur de l’invention.
Et la vie quotidienne est une invention continue.
Du moins peut-elle l’être quand l’intelligence conceptuelle n’impose pas de tyrannie. La vie est alors une quête, périlleuse mais palpitante. Par l’Untuition, l’humain est alerté, donne et reçoit la confidence de l’être des autres et du monde. Ensuite, la pensée logique (et analogique) forme un précipité conceptuel qui peut voyager de façon autonome.
Les racines de l’être humain sont intuitives, ses rameaux sont les concepts. Ignorer de soi-même que sa vie est ancrée dans l’Intuition, c’est ne voir que l’apparence. Coupez l’arbre au pied, les branches meurent, les racines feront encore pousser des tiges.
Les concepts sont interchangeables, l’intuition n’est ni matérielle ni abstraite. L’Untuition n’a pas la nature de la pensée réfléchie, c’est un état qui engendre. L’intuition n’est pas une qualité personnelle ni une faculté mais il est possible de se ménager un accès à l’Untuition, comme on débarrasse un chemin des ronces, des outils ou des véhicules qui l’encombrent et empêchent le passage.
Peut-être la raison pour laquelle l’être humain donne généralement la prérogative à l’usage de ses facultés conceptuelles plutôt qu’à l’exercice de l’intuition est que la raison pratique obnubile volontiers l’attention. Le désir et la volonté rendent aveugle et sourd. Il faut, comme on dit, avoir “l’esprit libre” pour être réceptif. Pourtant l’intuition nous agit constamment, sans que nous y prenions garde, comme les fondations de la maison la supportent sans que nous y pensions, alors que nous pensons beaucoup aux petits accidents de son apparence et aux objets mobiles qui l’habitent et qui la décorent.
Quand on cherche à la caractériser, l’intuition paraît fantasque. Devant ses œuvres, on aura envie de hausser les épaules en invoquant le hasard, ce dieu imbécile qui dévore le sens. Car l’intuition va chercher les matériaux dont elle use dans les lieux les plus étonnants selon des modes si variés que la logique n’en suit pas le fil.
L’intuition, n’étant pas de l’ordre de la matière substantielle, n’est pas liée au temps. Les forces qui modèlent nos actes et donnent une cohérence à notre destinée personnelle ne sont pas “raisonnables”. Elle sont l’expression de la connaissance intuitive que nous avons de nous-mêmes, aussi bien du passé que de l’avenir.
Les représentations que nous formons de nos actes ou de nos projets sont des élaborations conceptuelles concertées entre la mémoire et l’imagination et qui portent aussi la coloration des déterminations culturelles. Si bien que dans l’attitude réfléchie, nous nous étonnons bien souvent nous-mêmes et sommes réduits à comprendre nos actes après les avoir agis.
Au niveau d’immanence de la vie courante, nous sommes portés par l’intuition sans le savoir, quoiqu’il soit possible et très fréquent de contrarier son apparition par des concrétions conceptuelles désordonnées.
On raconte que Pierre Bonnard, se promenant un jour en compagnie d’un marchand de tableaux, s’arrêta pour observer deux balayeurs qui étaient employés à l’automne à ramasser les feuilles. L’un d’eux balayait avec méthode et précision, l’autre en gestes larges qui faisaient voler les feuilles autour de lui. Amusé par la méditation de Bonnard, le marchand s’écria : “quel artiste, n’est-ce pas, quel romantisme!” en désignant celui qui évoluait dans le nuage tourbillonnant. “Non, répondit Bonnard, l’artiste c’est celui qui travaille scientifiquement.” L’un s’en remettait au concept du balai en maniant énergiquement son manche de droite et de gauche. L’autre avait investi toute sa sensibilité dans la brosse qui allait à la rencontre des feuilles et les rassemblait.
Il est donc recommandé, afin de faciliter l’accès à l’intuition, d’exercer une vigilance d’empathie envers les choses et les êtres que l’on approche. Les lois, les principes, les conventions, les idées reçues, les recettes, les habitudes étant les robots de l’intelligence conceptuelle, on veillera à ne pas les laisser supplanter l’humaine intuition et paralyser la vitalité de l’être.
XVIII
Le mot, ma bouée, mon sauveur
Quand la farouche armée diplodocus en marche
aboulant devant moi sa vague incohérente…
Que saisir
contre l’intense obusité de ses obtus élans
qu’invoquer sinon le mot, dague acérée
le monstre platement annihilé
par la limpidité de son fil
la frêle cambrure de son essence subtile
et son parfum ambré d’encens
incandescent.
22.7.1975
Langage
Par et dans sa forme conceptuelle, le langage est un phénomène purement anthropique. Ce pléonasme indique d’abord que toute expression verbale est anthropocentrique, d’autre part que le langage est constitutif de l’humain puisqu’il structure sa faculté conceptuelle.
Si l’on peut dire qu’être capable de langage et être humain sont synonymes, il faut observer que le fondement du langage est cosmique. L’animal explicite sa volonté par des signes sensoriels, la plante assure ses besoins relationnels par des signaux physiques et chimiques, la danse des planètes est articulée par des présences de force et le mouvement des particules énonce une incessante communication.
Essentiellement, le langage est la révélation des parties dans le tout. Le langage conceptuel est un artifice dont la fonction est de constituer l’humain pour qui, originellement, l’Être, la Matière et le Verbe sont un seul et même événement.
Le langage humain est spécifique en son pouvoir de nomenclature qui intériorise la conscience du monde. L’acte de langage devient verbal et ouvre la connaissance. Le « péché originel », la cassure initiale de l’humain est ce pouvoir qui rompt la relation universelle, invente le regard réflexif qui est conscience de soi au monde.
L’aspect psychique de ce pouvoir d’abstraction est la vision poiêtique, créatrice de l’art. Sa pratique ouvre la capacité de la maîtrise technique.
La nécessité existentielle exalte ce pouvoir technique en favorisant les capacités descriptives et classificatrices du langage. Il s’ensuit une foi naïve en la vertu des mots et en leur pouvoir de capter le réel. L’effort qui vise à préciser le langage qui va servir l’efficacité technicienne s’abandonne à la pratique d’une équivalence entre la chose et le mot. La matière existante avec ses qualités substantielles semble être le référent du logos.
Pourtant, cette substance à laquelle est sensible le corps existant n’est pas le tout de la matière. Toutes ces parties sont bien individuées dans leur dimension spatio-temporelle mais leur existence est une différenciation relative à un état qui ne l’est pas. L’humain participe, comme tout existant, de l’Un qui est tout et de l’Un qui est partie, mais le paradoxe de son esprit et donc de son langage est qu’il en est conscient. Cette intuition essentielle, cette Untuition, s’incarne dans les concepts d’absolu, dans les notions de dieu, dans la curiosité qui inspire la recherche des connaissances, dans la valeur infinie accordée à l’œuvre d’art, tant sur le plan culturel que monétaire.
Le langage qui rêve d’expliciter le réel ne peut y parvenir puisque son corps verbal est une incarnation qui signifie qu’il ne définit pas justement cette incarnation. C’est la chair qui crée le Verbe dont la doctrine affirme que le Verbe s’est fait chair.
On pourrait dire que le langage fonctionne à deux niveaux, ou à deux vitesses, bien que ces images, avec leur connotation matérielle et spatiale, soient inadaptées. L’incapacité du langage à se dire dénote bien sa nature métaphysique pourtant « condamnée » à n’apparaître dans le champ existentiel que sous la forme d’un objet concret avec ses limites et sa finitude. Le langage est à l’esprit ce que la mort est au corps, à la fois un échec et une apothéose.
2005
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